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La princesse des suicidés

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Jeudi, 3 Juillet, 2014 - 05:56

Analyse. Marcela Iacub a vu «Le conte de la princesse Kaguya», d’Isao Takahata, et s’interroge sur les responsabilités de la société à l’encontre de ses suicidés.

Marcela Iacub

Les sociétés humaines sont si violentes avec les individus qui n’adhèrent pas à leurs normes qu’elles les supplicient de mille manières. Certains sont considérés comme des criminels et on les punit avec le glaive de la loi. D’autres sont méprisés ou déshonorés. Un troisième groupe de déviants se suicide au lieu de commettre une transgression plus grave à l’ordre social.

Or, ce geste ultime, aucune société ne veut l’assumer comme venant d’elle. En particulier des individus qui entourent le suicidé et qui relient ce dernier à la première. Surtout quand les malheureux ne sont ni des criminels ni des personnes déshonorées. Même la sociologie rechigne à l’idée de reconnaître que c’est le cercle de connaissances du suicidé qui accule ce dernier à se supprimer au nom de la société. En bref, le suicide met en scène une tragédie qui s’enracine dans le statut double que nous avons les uns envers les autres: d’une part celui d’individus uniques éprouvant des sentiments sincères, de l’autre celui de représentants de la société obéissant froidement aux commandements de cette dernière.

Et comment les proches du suicidé peuvent-ils supporter de s’être transformés en bourreaux de celui qu’ils avaient tant aimé? Comment n’éprouveraient-ils pas une sorte d’horreur envers eux-mêmes? C’est ainsi que résonne en nous Le conte de la princesse Kaguya, d’Isao Takahata, adapté d’un célèbre récit japonais du Xe siècle. Un coupeur de bambou trouve dans la forêt une princesse minuscule qu’il prend pour un cadeau du ciel. Il l’amène chez lui et la petite créature se transforme en un bébé qui pousse à une vitesse inouïe. Un jour, son père trouve de l’or dans un bambou. Il se dit que ce trésor sera consacré à faire en sorte que sa fille devienne une noble princesse. C’est ainsi que l’enfance idyllique de la petite fille se transforme soudain en un sombre cauchemar. Car, pour réussir à accomplir les désirs de ses parents, elle doit épouser un prince. Pour apprendre les bonnes manières que son état impose, la princesse est entravée dans ses émotions et dans ses mouvements. Et, pendant que les candidats se jettent sur elle comme si elle était un butin, la princesse refuse d’épouser qui que ce soit. Son obstination arrive aux oreilles de l’empereur, qui voudrait à son tour en faire l’une de ses nombreuses épouses. Et l’empereur promet de donner une place à la cour au père de Kaguya lorsque cette union se sera faite.

Le mythe de la lune

Mais la princesse ne veut pas de l’empereur. Elle est tiraillée entre les désirs de ses parents et la frayeur de la prison dorée qu’on lui réserve. C’est alors que la question du suicide se pose dans le récit. Or, celle-ci est immédiatement absorbée par un mythe qui vise à dédouaner les proches de la princesse du geste qu’elle s’apprête à commettre. Les suicidés viendraient de la Lune, une planète sur laquelle les gens ne ressentent aucune émotion. Ceux qui sont attirés par les larmes qui émoustillent la Terre demandent qu’on leur laisse la chance de venir. Ils pensent qu’ils pourront être heureux. Or, ils échouent, car ils sont incapables de souffrir. Ils demandent donc à la Lune de venir les chercher. Il suffit qu’ils le désirent pour que leur demande soit exaucée. Une fois de retour chez eux, ils oublieront tout, ne ressentiront plus rien.

C’est ainsi que la faute des parents dans le suicide de leurs enfants est effacée. Ces derniers se sont donné la mort parce qu’ils venaient de la Lune. Et parce que, dans ce lieu, à la différence de ce qui arrive sur la Terre, on ne supporte pas la moindre souffrance. D’ailleurs, ils ne se sont même pas donné la mort: ils se sont contentés de rentrer chez eux. Dans le même temps, ce mythe permet d’exprimer des sentiments violents envers les suicidés. Ceux qui n’admettent pas les contraintes sociales ne sont pas des humains mais des extraterrestres, nous explique cette histoire. Ils n’ont donc pas le droit de vivre parmi nous. «Elle n’était même pas notre fille», se disent les parents de la princesse.

Tout sauf entendre, comprendre, assumer, admettre que cette créature s’est suicidée parce qu’elle les aimait. Alors qu’eux lui demandaient de faire ce qu’elle ne pouvait pas, d’être celle qu’elle n’aurait jamais pu devenir, d’adhérer à des valeurs qui la répugnaient mais qui étaient celles de la société.

Mais, eux, est-ce qu’ils l’aimaient?

Tolstoï aurait pensé qu’on ne peut pas faire d’une personne qu’on aime un représentant de la société. Car l’amour véritable est révolutionnaire: une force susceptible de façonner à sa mesure l’ordre social et non l’inverse. Et il aurait même ajouté que, lorsque ce n’est pas le cas, l’amour n’est qu’un stratagème de policier. Et l’on obéit à l’ordre social – soit par crainte d’une punition, soit pour satisfaire les désirs de ceux qui nous «aiment». Le suicide des êtres qui nous entourent constitue une terrible démonstration de ces hypothèses. Sauf pour ceux qui préfèrent penser qu’à l’instar de la princesse Kaguya nos proches n’étaient que des extraterrestres.

«Le conte de la princesse Kaguya».
D’Isao Takahata. Japon, 2 h 17.

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