Analyse. Souvent en marge du grand répertoire, l’opéra d’Alfredo Catalani est à l’affiche du Grand Théâtre de Genève. L’occasion de sonder les raisons qui font de cet ouvrage un éternel revenant, objet lyrique atypique que l’on ressort périodiquement de l’oubli avant de l’y renvoyer, cela depuis plus d’un siècle.
Lors de sa création à La Scala, en 1892, La Wally fait un triomphe – éphémère.
Son auteur, Alfredo Catalani, meurt quelques mois plus tard, à l’âge de 39 ans. Arturo Toscanini, chef mythique au caractère aussi brûlant que l’impulsive héroïne lyrique, se bat en vain pour imposer Wally et prénommera par ailleurs ainsi sa propre fille, née en 1900. Rien n’y fait.
L’époque se passionne pour tellement d’autres enjeux musicaux, d’autres héroïnes, d’autres génies! Verdi règne encore en père incontesté des scènes et de l’identité italiennes. Wagner fascine, crée le débat, occupe les esprits tandis que, jeune loup surdoué, Puccini impose peu à peu ses personnages issus de la réalité, dans la mouvance «vériste» naissante.
Les caractéristiques des opéras «nationaux» occupent le devant de la scène. Pas de place pour l’étonnante synthèse entre deux mondes, l’italien et le germanique, qu’est La Wally. Peut-être survient-elle trop tôt dans l’histoire pour imposer son étrangeté cosmopolite.
«C’est du vérisme à l’allemande, s’enthousiasme Ainhoa Arteta, qui déguste sa prise de rôle à Genève: Wally est une jeune fille élevée sans mère, dans les Alpes du Tyrol, au milieu d’hommes souvent durs et cruels, mais elle se révèle aussi coriace et combative qu’eux, capable d’être tendre mais abrupte aussi, comme la montagne. Au fil de l’opéra, elle s’apparente à la wal-kyrie Waltraud!»
Gigantesque poème symphonique
Confrontation, rébellion, résistance, amour, humiliation, haine, vengeance, envies suicidaires, rédemption par la mort et la neige: les passions exacerbées traversent et tourmentent cet ouvrage marqué par la rudesse des paysages et une partition orchestrale aux effets brutaux et saisissants, à l’image du finale, qui déclenche une véritable avalanche, celle qui va engloutir les amants déchirés.
La Wally s’apparente à un gigantesque poème symphonique avec voix obligées, aussi puissantes et déterminées que les personnages du drame. «Je viens de chanter Tosca (créé huit ans plus tard, ndlr), raconte la blonde soprano espagnole Ainhoa Arteta. Je vous assure que La Wally est encore plus dense!»
Mais un seul et unique air, comme déraciné, a triomphé de l’indifférence du siècle: la complainte de Wally (au 1er acte) qui, refusant de plier sous la contrainte paternelle, décide de partir. Ebben? Ne andrò lontana a été au programme de récitals de Maria Callas, de Renata Tebaldi – qui chanta l’opéra entier en 1953 et 1968, aux côtés notamment de Mario del Monaco – avant d’exploser à la face du monde lors de la sortie, en 1981, du film Diva de Jean-Jacques Beineix. Wally trouvait enfin à s’incarner en la personne de Wilhelmenia Wiggins Fernandez, d’une beauté sereine et inaccessible, mais l’opéra n’en était pas pour autant réhabilité. «Dès le départ, et rien n’a changé, l’influence des musicologues a été négative, déplore le conseiller artistique du Grand Théâtre, Daniel Dollé. La Wally n’appartient pas au mouvement vériste ni à aucun autre, elle déborde des cadres. C’était et ça reste une pierre rare et unique, impossible à classer, qu’ils ont dès lors choisi d’ignorer. Sans les censeurs, cet opéra pourrait retrouver son public.»
Reflet d’une quête
Le dramaturge donne une autre explication, plus prosaïque: «L’éditeur milanais Ricordi a évidemment préféré mettre en avant les nombreux ouvrages de Puccini au détriment de Catalani…»
«Pierre rare», comme sortie de nulle part, libre de références, de mémoire, et pourtant polie en dramatique diamant: c’est sans doute ce condensé, mêlant «beau chant» du passé et origine mystérieuse, qui a fasciné Jean-Jacques Beineix avant d’inspirer Tom Ford (A Single Man, sorti en 2009) et, enfin, Jalil Lespert dans Yves Saint Laurent, sorti en 2013. A chaque fois, l’air de La Wally se fait l’écho ou le reflet d’une quête, d’une féminité à la fois blessée et résistante, en tous les cas intouchable et, point commun entre les trois films, de la femme intouchée.
Sentiments contradictoires
Pourtant, Ebben? Ne andrò lontana n’est pas représentatif de l’entier du personnage de Wally, ni d’ailleurs de l’opéra. Alors que cet air est un «arrêt sur image», un aria clos, à l’italienne, l’essentiel de l’ouvrage se déroule en mode continu. «Si le texte du livret est un peu banal, comme c’était souvent le cas à l’époque, la dramaturgie est en revanche excellente», note le metteur en scène Cesare Lievi, qui s’approprie l’ouvrage avec d’autant plus de plaisir qu’il n’a pas à se positionner face à des mises en scène de référence: «Les événements s’y enchaînent avec une rapidité incroyable qui est celle des sentiments de Wally, tellement agités et contradictoires qu’ils entraînent la violence. J’ai cherché à mettre en lumière, comme Catalani l’a fait dans sa musique, les relations complexes et intenses entre les êtres ainsi que l’influence que la nature exerce sur eux.» En d’autres termes, la ligne du chant et, tout autour, les sonorités foisonnantes d’un orchestre wagnérien qui, entre leitmotivs et digressions, participe pleinement à l’action.
Riche de toutes les héroïnes qu’elle a incarnées et incarnera encore, Ainhoa Arteta n’en revient pas de sa rencontre avec Wally: «Je suis tombée amoureuse d’elle, de sa pureté intense, combative et sauvage. Certains comparent sa mort à celle de Tosca se jetant du haut du château Saint-Ange, mais ce n’est pas juste: Tosca est une actrice, son geste est théâtral, alors que Wally est une jeune fille de la montagne, intérieure, secrète, habituée depuis l’enfance à la solitude. Elle choisit de mourir sans témoin, sans public…» Dans le silence et la neige immaculée, bienveillante et indifférente, but ultime de sa quête.
Genève. Grand Théâtre.
Me 18, ve 20, ma 24, je 26, sa 28, 19 h 30. Di 22, 15 h. Transmis en différé sur Arte sa 21. www.geneveopera.ch
Diffusion de «Diva» de Jean-Jacques Beinex: Foyer du Grand Théâtre. Ma 17 et me 18, 12 h 15.
Inscription conseillée sur www.geneveopera.ch