Exposition. L’art, c’est un point de vue. Celui offert par les petits engins télécommandés permet aux artistes d’interpréter le monde différemment. Exemple avec «Amexica» d’Adrien Missika, présenté au Centre culturel suisse de Paris.
Il n’est pas commun d’assister à l’apparition d’un nouveau point de vue. Equipés de caméras HD capables de prendre des vidéos aussi bien que des photos, les petits drones télécommandés se déplacent à une hauteur médiane: plus basse que celle d’un avion ou d’un hélicoptère, plus haute qu’une grue ou une nacelle. Leur position en surplomb moyen offre une vue inédite sur les paysages, l’architecture ou les manifestations, avec en prime une rapidité et une facilité de mouvement.
Les artistes commencent à exploiter les possibilités spatiales des drones, ou plutôt des quadrocopters issus de l’industrie du jeu et de la surveillance. Comme Adrien Missika, 32 ans, artiste français formé à l’ECAL. Ancien responsable de la galerie 1m3 à Lausanne, Adrien Missika explore dans sa pratique les codes de l’exotisme, du tourisme, du voyage, frottant les clichés entre eux, ainsi que les techniques expressives (photo, film, sculpture, installation, etc.).
Le coyote volant
Cette exploration est aussi un détournement, comme le montre sa dernière exposition au Centre culturel suisse de Paris. Les drones comptent parmi les outils de surveillance des Etats-Unis de leur frontière avec le Mexique, protégée à plusieurs endroits de barrières qui empêchent les «coyotes» (surnoms des passeurs de migrants) et leurs clients de passer. Adrien Missika a eu l’idée de jouer au coyote saute-frontière avec un petit quadrocopter télécommandé entre Ciudad Juárez et Tijuana, survolant les palissades de la honte, mais aussi le Rio Grande et le fleuve Colorado. Il a ainsi subverti l’arme d’observation, troquant la loi contre le hors-la-loi.
Comme l’ironie est contagieuse dans cette entreprise artistique, Adrien Missika s’est fait passer auprès des autorités pour un entomologiste intéressé par les papillons monarques, ces grands voyageurs qui migrent chaque année du Canada au Mexique, sautant d’une frontière à l’autre. Ce qui n’a pas empêché l’artiste d’être surveillé de près par les patrouilles des douanes US.
Bip Bip!
La pièce principale de l’exposition Amexica (contraction d’America et de Mexico) est donc une vidéo d’une vingtaine de minutes qui reprend la douzaine de tentatives de survol de part et d’autre de la grande barrière. Dans As the coyote flies, le titre de la vidéo, chaque vol est localisé par ses coordonnées GPS, une indication objective qui va à l’encontre de la caméra subjective d’Adrien Missika. L’objectif mobile décolle brusquement du sol, se crashe à l’occasion, file comme un roadrunner (l’oiseau coureur), s’immobilise soudain, fait tourner son axe à 180 degrés, repart dans l’autre sens comme un bandit, observe le désert, les villes, les fleuves et les flics à cette étrange mi-hauteur, d’un œil neuf. La vidéo, projetée sur un bel écran suspendu, est envoûtée par une création sonore du musicien Victor Tricard.
Elle est complétée par une série de photos en noir et blanc de cactus saguaro, ces grandes cactées que l’on retrouve dans les films et dessins animés dont l’action se déroule dans le sud des Etats-Unis. La variété rare du cactus saguaro est implantée des côtés de la frontière. Comme ces plantes grasses peuvent vivre jusqu’à 150 ans, certaines d’entre elles ont poussé au Mexique avant de se retrouver aux Etats-Unis en raison du rachat en 1854 de territoires mexicains par son voisin du nord. Ou comment changer de pays sans même se déplacer. Ou faire référence au film Machete de Robert Rodriguez, dont l’héroïne rebelle mexicaine constate: «Nous n’avons pas traversé la frontière: c’est elle qui nous a traversés.»
A propos de machette, une autre vidéo montre Adrien Missika s’acharner sur un innocent agave, de ceux dont on fait la tequila et le mescal. Il coupe la grande fleur priapique de la plante, la mettant apparemment à mort alors qu’il lui sauve la vie. L’agave americana ne fleurit en effet qu’une fois, trépassant juste après. Or, lui couper son organe, c’est interrompre sa reproduction et lui donner un surcroît de vie qui peut aller jusqu’à trente ans.
Un livre-catalogue, dont le graphisme est assuré par Emmanuel Crivelli, lui aussi formé à l’ECAL, accompagne l’exposition. Il montre des centaines de photographies prises par Adrien Missika au cours de son périple le long de la frontière, jusqu’à la barrière qui s’avance dans l’océan Pacifique, comme un rostre menaçant. Le point de vue est ici horizontal, à vue d’homme et non de machine volante (à part quelques doubles pages au début de l’ouvrage). Avec un horizon le plus souvent barré par les grilles, barbelés, digues et parois qui s’érigent contre la libre circulation des personnes.


