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David Treuer, l’Indien ojibwe qui est aussi Américain

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Jeudi, 12 Juin, 2014 - 05:58

Rencontre. Le romancier américain publie «Indian Roads», plongée dans les réserves indiennes d’aujourd’hui. Rencontre au Musée du quai Branly, qui expose «Indiens des Plaines».

Il s’arrête devant une tunique composée de photos de famille cousues entre elles. L’œuvre s’appelle Chemise de guerre, elle a été créée en 1998 par l’artiste cheyenne du Montana Bently Spang. C’est l’une des 132 œuvres exposées au Musée du quai Branly, à Paris, dans le cadre de l’exposition «Indiens des Plaines». Le romancier David Treuer est un Indien des Plaines. De la tribu des Ojibwe, précisément, la plus nombreuse d’Amérique du Nord, occupant les terres qui entourent les Grands Lacs jusqu’au Montana et jusqu’en dessous de la baie d’Hudson, et dont la langue a donné à l’anglais les mots mocassin, toboggan ou totem. Il est au Quai Branly pour donner une causerie intitulée «L’Amérique, toujours une terre indienne?». «D’habitude, ce genre d’expos me rendent triste. Les objets que l’on y montre ont appartenu à des gens qui sont morts, et généralement pas de vieillesse. Mais celle-ci est une exception, on s’y sent bien! Cela tient au fait que c’est une exposition d’art, et pas seulement ethnologique. Quelle bonne idée que de mettre d’abord en avant l’art indien contemporain! Cela prouve que cet art est vivant, que l’expression artistique indienne a un sens aujourd’hui.»

Plongée dans la réalité

Après trois romans – Little, magnifique plongée dans des familles disloquées arrimées à des mères et des grands-mères, Comme un frère, l’histoire de Simon, qui sort de prison où il a purgé dix ans pour la mort accidentelle  de son petit frère, et Le manuscrit du docteur Apelle, plongée mystique dans une histoire d’amour indienne au XIXe siècle – qui l’ont propulsé acteur incontournable de cette génération excitante d’écrivains aux origines amérindiennes qui vivifie la littérature contemporaine, comme Louise Erdrich, Sherman Alexie ou Joseph Boyden, David Treuer publie avec Indian Roads son premier essai.

Et quel essai. A mi-­chemin entre l’enquête historique, l’autofiction et le journalisme narratif, Indian Roads est une extraordinaire plongée dans la réalité des réserves indiennes que David Treuer, né d’une mère ojibwe et d’un père juif autrichien installés dans la réserve de Leech Lake, au nord du Minnesota, connaît par cœur. Le livre est né de son indignation devant la manière dont les médias se sont emparés de la fusillade de Red Lake en 2005, lors de laquelle un ado de 16 ans a tiré sur plusieurs de ses camarades de lycée. «On a alors résumé l’événement à une tragédie indienne sur fond de pauvreté, de violence et d’alcool, alors qu’il est typique de la violence américaine contemporaine. A Columbine, les médias n’ont pas résumé la chose à une histoire de Blancs de banlieue aisée! Nous aimons nos réserves, qui ne correspondent pas à cette vision simpliste et misérabiliste!»

Lui qui croit tout savoir sur ce monde passe cinq ans d’enquête, de reportages, d’écriture dans le but de «changer notre regard sur la vie indienne contemporaine». Autant celui des Indiens que des non-Indiens: «Les Indiens entretiennent trop souvent d’eux une image de victimes. Mais mes ancêtres se sont battus trop longtemps pour que je renonce maintenant! Certes, l’espérance de vie pour un Indien de sexe masculin est de 64 ans, mais les réserves et les peuples qui y vivent ne sont pas les simples victimes du rouleau compresseur blanc. Ce que l’on y trouve ne se limite pas à des cicatrices, des larmes et du sang. Il y a de la beauté dans la vie des réserves, il y a aussi du sens et des liens tissés de longue date.»

Identité indienne

Le récit s’ouvre sur le retour de David Treuer à Bena, village ancestral de sa famille, à l’annonce du suicide de son grand-père maternel, un matin d’août 2007. Il avait 83 ans; il avait participé au débarquement et juré que, s’il en réchappait, il ne quitterait plus son pays. A son petit-fils, aujourd’hui, de prononcer son éloge sur sa tombe et de nettoyer son sang dans la chambre à coucher… Treuer déroule sa généalogie personnelle pour mieux ancrer sa démonstration: il raconte le quotidien de sa mère, juge au Tribunal des affaires indiennes, petite-fille d’un Ecossais recueilli par une Ojibwe et restitue le destin de son père, syndicaliste puis responsable du Bureau des affaires indiennes de la réserve, arrivé d’Autriche en 1938 avec ses parents juifs, tombé amoureux de Leech Lake en 1953 parce que, pour la première fois de sa vie, il trouvait une communauté qui l’accueillait sans le juger et que le paysage ressemblait au tableau – rivière, arbres, vaste ciel – qui le consolait dans sa chambre d’enfant.

En six chapitres denses, informatifs et particulièrement vivants, il déroule l’histoire des réserves et de la souveraineté indiennes, plonge dans le système tribal lié à l’éducation ou à la justice, explique comment les réserves ont acquis le droit de lancer des casinos, nourrissant son récit de mille anecdotes tragiques ou lumineuses.

Un des chapitres les plus passionnants est lié à la question de l’identité indienne. «La question de savoir qui est un Indien officiel et qui est un Indien non officiel est d’une complexité inouïe et déchire les communautés.» Depuis les années 30, le degré de sang est devenu la norme pour établir l’appartenance raciale sur laquelle repose la question de la nationalité indienne. «Cela mène à des absurdités et à des injustices souvent alimentées par les questions d’argent et de cupidité: qui est Indien officiel a droit aux parts des casinos, à l’aide du gouvernement, etc.»
Du coup, même si les Indiens ont le taux de croissance démographique le plus élevé des Etats-Unis, le nombre officiel de membres de nombreuses tribus diminue. «Nous ne sommes pas si forts que nous puissions continuer à nous exclure entre nous! avertit Treuer. Nos cultures, nos langues, nos traditions n’en ont peut-être plus pour longtemps, et la mort culturelle est une chose grave…» Du coup, avec son frère aîné Anton, autre diplômé de Princeton, David Treuer travaille à élaborer une grammaire de la langue ojibwe et à diffuser son apprentissage en créant des écoles bilingues.

Acteurs de leur destin

A la sortie du livre, en 2012, l’accueil qui lui est fait par les communautés indiennes est excellent, tout autant que par le public américain dans son ensemble. «On me disait: “Enfin un des nôtres qui raconte vraiment qui nous sommes!” Comprendre les réserves, comprendre les Indiens, c’est comprendre l’Amérique. Les réserves sont un condensé collectif des erreurs et des réussites de l’Amérique, de ses idéaux et de ses péchés.»

David Treuer a longtemps rêvé d’être compositeur et musicien avant d’imaginer écrire. Piano, groupe de rock, il étudie deux ans la composition, avant d’intégrer un atelier de creative writing animé par Toni Morrison, de soutenir deux thèses à l’Université de Princeton (anthropologie et littérature) et de publier son premier roman, Little, dans la foulée.

Il a épousé une Indienne d’une tribu du nord de l’Etat de New York rencontrée lors d’une lecture de son premier livre. C’était «important» pour lui d’épouser une «native». Ils ont trois enfants âgés de 4 à 8 ans à qui il parle en ojibwe autant qu’en anglais. Professeur à l’Université de Southern California, il vit la plupart du temps à Los Angeles, retournant aussi souvent que possible dans le Minnesota, qui lui manque «tout le temps». Il a acheté une cabane au bord du Leech Lake pour apprendre à ses enfants à pêcher, poser des pièges, faire le sirop d’érable.

«Etre un Indien au XXIe siècle est compliqué. Le gouvernement américain a tout fait pour nous rendre invisibles, mais nous sommes redevenus des acteurs à part entière de notre destin. Je veux montrer à mes enfants qu’ils ont une place dans ce monde. Non comme touristes mais comme membres de la communauté à part entière.»

David Treuer vient de terminer son nouveau roman. Prudence paraîtra l’an prochain et, pour la première fois, il se passe en partie en Europe et suit un personnage, juif autrichien comme son père, qui fuit la guerre et arrive en Amérique à l’orée des années 40. On a tous deux parents.

«Indian Roads».
De David Treuer. Albin Michel, 414 p.
«Indiens des Plaines». Musée du quai Branly, Paris. Jusqu’au 20 juillet.

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Christophe Petit-Tesson
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