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Déjeuner à Neuilly: chez Jean et Héloïse d’Ormesson

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Jeudi, 5 Juin, 2014 - 06:00

Rencontre croisée. A 89 ans, l’écrivain publie «Comme un chant d’espérance». A 51 ans, sa fille unique édite pour la quatrième fois son père. Ensemble, c’est tout.

«Madame est servie!» Chez les d’Ormesson, avenue du Parc-Saint-James à Neuilly, le majordome est en noir, les œufs brouillés à la moutarde, l’agneau aux petits légumes et les framboises à la crème fraîche en ce jeudi de l’Ascension. Jean et son épouse Françoise, fille du magnat de la presse et du sucre Ferdinand Béghin et Suissesse par sa mère Simone de Lenzbourg, se sont installés dans la maison à leur mariage en 1962. Leur fille unique Héloïse y est née sept mois plus tard. Elle n’a pas aimé être ado à Neuilly, a pourtant vécu dix ans dans l’appartement à l’étage avec son premier mari Manuel Carcassonne, actuel directeur des Editions Stock, et leur fille Marie-Sarah. Son second mari, Gilles Cohen-Solal, qui dirige les Editions Héloïse d’Ormesson avec elle depuis leur création il y a dix ans, l’a poussée à couper le cordon et l’a emmenée du côté de Saint-Michel.

Héloïse et son père se voient «au moins» une fois par semaine. Jean va mieux. Jean a eu un cancer qui l’a empêché d’écrire quasi toute l’année 2013. Il a appris il y a quelques semaines que le médecin avait dit à sa femme qu’il avait une chance sur cinq de s’en tirer. «Moi, je ne pensais qu’à guérir.» Il se réjouit de voir les gens sourire dans la rue et de nager bientôt en Corse. Dans la maison, des tableaux d’ancêtres célèbres sur tous les murs, dont, côté maternel, le fameux Le Peletier de Saint-Fargeau, député de la noblesse et ami de Robespierre. Il écrit partout, tout le temps, en plein air si possible ou dans le petit salon avec la télévision. «Je déteste écrire dans un bureau.» Au crayon, toujours.

«Héloïse, je n’y arriverai jamais!» Il est inquiet. Antoine Gallimard l’a appelé il y a quelques jours pour lui dire qu’il voulait faire un volume de la Pléiade avec lui. «J’étais stupéfait. Ce projet m’enchante et me rend nerveux. Comment choisir ce qui restera à la postérité?» Il a déjà choisi son ami Marc Fumaroli pour la préface et, comme il «hait les notes», obtenu que l’appareil critique soit réduit au minimum. «Kundera l’avait bien exigé! Il n’y a que le texte fini qui compte. Il doit y avoir une part d’ombre.» Dans quelques jours paraît aux Editions Héloïse d’Ormesson Comme un chant d’espérance, le livre sur rien dont rêvait Flaubert.

−Héloïse: «Ce livre est la quintessence de ton projet littéraire. C’est un aboutissement magistral.»

−Jean: «Je pensais que ce livre était loin de tes préoccupations.»

−Héloïse: «Je ne suis pas croyante, contrairement à toi. Mais la question de Dieu, je me la pose évidemment. Et ce livre n’est pas un livre de croyant pour les croyants, loin de là.»

Troisième et dernier d’un cycle sur l’univers composé des précédents C’est une chose étrange à la fin que le monde et Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit, il était quasi terminé au moment où l’écrivain est tombé malade. C’est l’aboutissement d’un vieux rêve: «Rassembler la culture scientifique et la littérature. Faire du mur de Planck un héros de roman.» Le mur de Planck? «L’impossibilité de remonter dans le passé au-delà d’une fraction infinitésimale de seconde après l’explosion primitive d’où sort le grain de poussière minuscule qui deviendra l’univers. (…) Ce qu’il y a d’indicible et d’inouï derrière le mur de Planck, c’est qu’il n’y a rien. C’est ce rien de rien (…) qui m’a paru fournir le plus beau des sujets de roman, le seul qui réponde vraiment au vœu mélancolique exprimé par Flaubert.»

Entre l’absurde et le mystère

Quand il était enfant, il était très nerveux. Ses parents s’inquiétaient parfois, et appelaient le médecin. «Un jour, j’avais 6 ans, et c’est d’ailleurs mon plus vieux souvenir, mes parents me trouvaient agité, le médecin vient, il me dit: «Jean, essayez de ne penser à rien.» «C’est impossible!» me suis-je écrié.»

Il est question dans Comme un chant d’espérance du temps, des nombres, de la lumière, de l’apparition de la pensée («La pensée qui donne du sens, ou une absence de sens, mais qui réclame un sens. Oui, de quoi devenir fou.»), du pourquoi et du comment («Le pourquoi nous échappe complètement. Le comment relève de la science. Le pourquoi appartient au roman.»), de la liberté («Les hommes sont libres. Ou ils se croient libres.») et de Dieu: «Il n’y a qu’un choix, en fin de compte (…): entre le néant travaillé par le hasard et Dieu. (…) D’un côté, la certitude de l’absurde. De l’autre, la chance du mystère. Beaucoup (…) ont choisi l’absurde. (…) Peut-être par tempérament, parce que j’ai aimé le bonheur. Parce que je déteste le désespoir, j’ai choisi le mystère.»

Comme un chant d’espérance est le quatrième titre de Jean d’Ormesson édité par sa fille depuis Odeur du temps en 2007, qui reste la meilleure vente de la maison. Ils ont hésité à s’embarquer dans une relation professionnelle. «Nous avions peur que cela entache nos relations familiales harmonieuses, se souvient Héloïse. Mais le premier livre et son succès ont été euphorisants. C’est tellement agréable que son auteur soit aussi son père.» «Héloïse est une éditrice formidable, s’enthousiasme Jean. Elle est attentive et consciencieuse, son équipe est formidable, tout comme son mari Gilles qui travaille avec elle, et sa maison digne des plus grandes. Je ne suis jamais intervenu pour elle. Je suis contre le paternalisme ou le népotisme sous toutes leurs formes, je n’aime pas que l’on me rende service, du coup je ne rends pas service. Je suis très admiratif de ce qu’elle accomplit seule dans un milieu qui ne fait pas de cadeaux.» Jean est pour Héloïse un auteur parfait. «J’ai côtoyé beaucoup d’écrivains, j’en connais peu d’aussi scrupuleux que papa… Ses textes sont parfaits, peaufinés à la virgule près. De nos jours, on publie beaucoup d’auteurs qui ont une bonne histoire mais dont il faut pas mal travailler la forme…» Au début, sa maison devait s’appeler H2O. Et puis elle a décidé d’assumer dans sa vie professionnelle cette «part d’Ormesson» qui la complexait au début.

Travail et tolérance

Héloïse a grandi dans ces murs, fille unique très aimée. C’est sa mère qui a choisi son prénom, d’après l’héroïne pour enfants des années 50 de l’Américaine Kay Thompson. «Eloise – sans «h» – était une gamine insupportable qui vivait seule au Plaza à New York entourée de sa nounou et de sa tortue!» rigole Héloïse.

− Jean: «Héloïse a été une enfant de rêve. Je n’ai pas eu besoin de me demander si je devais être autoritaire. La seule fois où je me suis énervé parce qu’elle rentrait trop tard, j’ai exigé de connaître le nom du garçon chez qui elle était. Elle me l’a donné – je ne le connaissais pas – en me demandant en quoi j’étais plus avancé. Effectivement, je ne l’étais pas…»

− Héloïse: «Ce que tu ne dis pas, c’est que maman représentait l’autorité à mes yeux. Tu m’as transmis des valeurs, l’amour des livres, des idées, mais c’est autre chose.»

− Jean: «Oui, il faut dire la vérité! C’est sa mère qui s’est occupée d’Héloïse… Et d’ailleurs de tout. On dit de moi que dans la maison je m’occupe du vin et de l’électricité. Mais ce n’est même pas le cas! Et ça me convient parfaitement!»

Ce qu’Héloïse doit à son père? «Beaucoup d’amour. Et les mots et les livres.» «Les valeurs qui nous unissent ma fille et moi sont le travail et la tolérance. Le dimanche, même quand elle vient déjeuner, elle va au bureau ensuite. Elle m’inquiète, même si je sais bien qu’elle a grandi avec sous les yeux un bourreau de travail. Je passais mes dimanches et vacances à écrire quand elle était petite et que j’étais à l’Unesco ou au Figaro. L’autre valeur que nous partageons, c’est la tolérance. Du coup, sur la question de Dieu, on peut s’entendre! Mon père est mort en pensant que j’étais un voyou. Il est mort avant de voir mes succès littéraires. Je suis heureux de ma relation avec ma fille.»

Héloïse a commencé à lire son père avec Au plaisir de Dieu, paru en 1974. Elle avait 15 ans lorsqu’il lui a donné à lire un premier manuscrit. C’était celui du Vent du soir. Elle se souvient qu’elle avait été très critique. «Ce livre était un pari avec mon éditeur, justifie Jean. On voulait faire un best-seller!» «Mais ce livre ne te ressemblait pas!»

Jean n’a jamais rêvé d’être écrivain. «Je n’ai pas écrit avant 30 ans. Je ne voyais pas l’intérêt d’écrire après Sophocle. Et j’ai vite compris que le XXe siècle avait un problème avec le roman. Le nouveau roman, l’existentialisme sont des tentatives, ratées, de sortir du roman. J’ai moi-même essayé de sortir du roman avec des pastiches de romans historiques, ou de la chronique familiale.»

De la nécessité d’écrire

Il en a fini avec les galaxies et l’univers, et a entamé un gros roman de 600 pages. Il rêve d’écrire encore un livre sur les «relations complexes» entre les écrivains et leur éditeur, et sur «les maîtres et les disciples, parce qu’on a aujourd’hui un problème de transmission». Il est agacé qu’à chaque livre on parle de «livre testament». «Ce n’est pas parce que je suis vieux que j’écris forcément mon dernier livre! A la question «Pourquoi écrivez-vous?» Valéry répondait: «J’écris par distraction.» Drieu la Rochelle répondait: «Pour devenir riche et célèbre.» Borgès, lui, disait: «Pour adoucir le cours du temps.» Lui seul est honnête. Je m’en sens proche. Quand je n’écris pas, je suis pris de grandes angoisses et je suis de très mauvaise humeur, ma femme peut en témoigner.» A la fin de Comme un chant d’espérance, il donne la liste des lieux et œuvres où, à ses yeux, «Dieu se manifeste». Entre Rome, Palmyre, le temple de Karnak à Louxor, la tombe de Humayun à Delhi, le chant grégorien, «tout Ronsard», Le songe de sainte Ursule par Carpaccio à l’Académie de Venise ou «tout Mozart, et d’abord l’andante du Concerto 21», «la vue sur la Jung­frau, le Mönsch, l’Eiger et le Schreckhorn des hauteurs autour de Berne». «J’ai de l’admiration et de l’affection pour la Suisse. Quand j’y suis, c’est comme si j’étais dans une bulle de beauté. A la fin d’un de mes livres, j’avais résumé la Suisse aux comptes en banque et au chocolat. Les Suisses m’en ont voulu. Mais ce n’était pas de la moquerie.»

Après le repas, le café est servi dans le salon. Son gendre allume un cigare, Jean fait de même. «Comment résister? Ce sont des Roméo et Juliette.»

«Comme un chant d’espérance». De Jean d’Ormesson. EHO, 122 p.


Profils

Héloïse d’Ormesson
Née en 1962, Héloïse a travaillé chez Flammarion, Denoël, Laffont et Gallimard avant de fonder sa propre maison d’édition il y a dix ans. Elle édite notamment Tatiana de Rosnay, Pierre Pelot, Carla Del Ponte, Michel Quint, Abha Dawesar, Emilie de Turckheim, Lucía Etxebarría, Catherine Locandro.

Jean d’Ormesson
Né en 1925, marié à Françoise Béghin, Jean publie son premier roman, L’amour est un plaisir, en 1956 et connaît son premier grand succès avec La gloire de l’Empire en 1971. Membre de l’Académie française depuis 1973, il a publié une quarantaine de romans et récits.

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Christophe Beauregard
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