Rencontre. La peintre et graveuse vaudoise est à l’honneur grâce à deux expositions ainsi qu’à une monographie. Dans son atelier, à Evian, elle revient sur sa passion des couleurs, sur les vagues de la chair et sur Marguerite Duras.
Elle a toujours été rebelle. Aux Beaux-arts de Lausanne, dans les années 50, Francine Simonin fumait la pipe et portait des pantalons. C’est là qu’elle a connu Casimir Reymond et Marcel Poncet. «Ces noms vous disent quelque chose, au moins?» Deux grands artistes de l’époque, dont on ne parle plus beaucoup, ce qui la chagrine. «Poncet, c’était un être idéal, toujours fâché contre les structures et qui buvait beaucoup. Il m’aimait bien. J’étais le petit chouchou des profs aux Beaux-arts.»
Francine Simonin a commencé à dessiner avec passion vers 9 ans. «Je me mettais en état de disponibilité, je ne voulais pas qu’on me dérange.» Le dessin, les couleurs, c’était son «refuge». «J’étais une enfant de divorcés, alors j’étais révoltée. En colère contre mon père, sa nouvelle femme, et contre ma mère! Et tout le monde me faisait des jugements moraux. Les Vaudois, c’est des pasteurs dans l’âme! J’ai beaucoup lutté contre mon éducation calviniste.» Sa mère, secrétaire, travaillait pour le grand-père maternel, le liquoriste Weber, à la place Chauderon. «Ça ne vous dit rien non plus, les liqueurs Weber?» Elle en est presque attristée… Elle raconte la place, dans les années 40. Le père, lui aussi marchand de vin, a fait faillite. «Avant, il a fait du cinéma à Paris, avec René Clair et Charles Vanel. Il a voulu devenir réalisateur, dans les années 20, mais il a attrapé la tuberculose.»
La fille de Duras
A la fin des Beaux-arts, Francine Simonin ressemblait à Marguerite Duras. A Paris, elle approche l’écrivain qu’elle admire au café des Deux Magots. Simonin est fascinée par l’œuvre de Duras, surtout une nouvelle: L’homme assis dans le couloir. «Cela parle d’un homme impossible à aimer, parce qu’en constante métamorphose.» Duras est d’accord de la voir. «J’avais un rendez-vous important en Suisse, avec une galerie, je ne pouvais pas rester à Paris. Elle m’a dit: «Puisque je vous dis que je suis libre, ratez votre train!» Elle ne restera pas, mais une amitié se noue. Les deux femmes se reverront six fois à Paris. «Souvent, on me prenait pour sa fille.» Et une fois à Montréal, dans l’atelier de l’artiste. «J’étais impressionnée. Elle n’a pas voulu que je la peigne, elle se méfiait des peintres.»
Aujourd’hui, à 78 ans, Francine Simonin a gardé sa part de révolte. Avant de peindre, elle «parle à ses murs». «Je leur dis: «Je te déteste, je déteste le monde…» Ou bien alors: «C’est beau, je suis heureuse.» Ses sentiments varient de minute en minute, comme l’aspect du lac. D’ailleurs, pour venir la voir à Evian, de la Suisse, il faut absolument prendre le bateau. Traverser ce lac qu’elle ne cesse d’observer et de peindre. Ce jour-là, il est comme un sirop noir, épais, couvert par endroits d’une fine couche de pollen jaune. Exactement comme la petite toile qu’elle a accrochée au-dessus de son téléphone.
Tout en parlant, elle fume des cigarettes Philip Morris One soigneusement rangées dans une boîte de thé Twinings. On suit les mouvements de la main, de la grande bague en lapis-lazuli, bleu profond. Est-ce pour changer de point de vue sur le lac qu’elle a emménagé à Evian? «Mon lieu de travail, c’est la Suisse. J’aurais préféré vivre en face. Mais les loyers étaient trop chers pour ma bourse. Je n’aurais jamais pu avoir un atelier comme celui-ci.» Et Montréal? Quelle lumière, quelles couleurs l’ont attirée là-bas? «C’est bien trop chaud en été, et l’hiver n’en finit pas!» Elle y possède pourtant un atelier plus vaste encore, pour les grands formats «invendables». C’est là-bas qu’elle travaille. A Evian, elle stocke ses œuvres. A Lausanne, elle a ses amis. Et à Pully son imprimeur, chez lequel elle met au point gravures et lithographies, Raymond Meyer.
Il y a des instants où le lac fait penser aux tableaux de Hodler. Ces «moments Hodler», elle les a observés deux fois dans sa vie. «Cela a duré cinq minutes.» Le «moment Simonin», s’il y en a un, ce serait au lever ou au coucher du soleil. Des instants de bascule. Normal, pour une peintre fascinée par la métamorphose. «Les couchers de soleil sur le Léman, depuis la France, c’est la flûte. Depuis la Suisse, c’est la clarinette ou la trompette.» Il ne s’agit pas de synesthésie, c’est une image, pour qu’on comprenne bien la différence. «La flûte, c’est modulé, en demi-tons, on passe du jaune au rose, au violet, au vert, à l’outremer… Tout cela se fond. Et puis il y a, tout à coup, une zone incandescente, comme du cristal. J’ai chaque fois envie de toucher le ciel pour le voir éclater.» Côté Lausanne, le champ de vision est plus ample, eu égard à la forme incurvée du lac. «Il y a parfois un jaune éclatant, un jaune rouge…» Elle cherche un exemple autour d’elle, sur la table de la cuisine. Francine Simonin est envahie par les couleurs. «J’ai toujours peint les sensations du moment. Quand on est immergé assez profondément dans une sensation, elle perdure et peut s’étirer sur trois semaines.»
Territoire inconnu
Alors elle s’immerge, encore et encore. Et, dit-elle, elle «risque» gros. «La création, c’est un désespoir. Parce que vous arrivez dans un territoire inconnu. Qu’est-ce qui vous attend, derrière cette porte fermée? Qu’est-ce que c’est, la lumière de l’inconnu? Est-ce que vous allez tomber dedans? Est-ce qu’elle va vous illuminer ou vous brûler?» Mais qu’est-ce qu’un artiste peut bien risquer, à l’abri dans son atelier? «La mort du sentiment. On peut se trouver débile, douter. Etre détruit par le doute. Au creux de la vague, personne ne peut vous sauver.»
A 15 ans, on l’a sauvée de l’océan. C’était en France, sur la côte du département des Landes. «J’étais bonne nageuse, pourtant, mais je me suis fait avoir. J’ai réussi à gagner le rivage, mais la vague était en train de me reprendre. Un homme m’a sauvée. J’avais déjà de l’eau plein les poumons. J’ai eu le temps de voir un cercle lumineux, à l’intérieur de la vague, c’était d’une beauté extraordinaire.» C’est ce qu’elle recherche, encore et encore, aujourd’hui. En peignant certaines toiles, elle a d’ailleurs «l’impression d’être au milieu du lac, et d’avancer dans la peinture». Sans se noyer, cette fois.
C’est ce qu’elle a cherché aussi, d’une certaine manière, dans la peinture de nus. Des corps de femmes très fortes. «A travers elles, c’est moi que je cherchais.» Le corps d’une femme bien en chair est, comme un paysage, une métamorphose perpétuelle. Avec le corps des hommes, par contre, il ne se passe rien. «On sait qu’ils ont deux bras, deux jambes… J’ai besoin de chair. J’aurais aimé qu’un obèse ose poser nu pour moi. Cela m’aurait intéressée. Les rondeurs prennent la lumière, comme la surface d’un lac.»
A Découvrir
Deux expositions «Francine Simonin». Musée d’art de Pully. Du 5 juin au 17 août.
«Francine Simonin». Galerie Isabelle Gétaz. Mont-sur-Rolle (VD). Du 6 juin au 5 juillet. www.galerie-igetaz.ch
Une monographie«Francine Simonin». Till Schaap/Genoud, 304 pages. Avec des textes de Frédéric Pajak, Etienne Barilier, Nicolas Raboud et Lauren Laz.
Un film, diffusé dans le cadre de l’exposition de Pully«Francine Simonin. Destin: peinture». Réalisation Pierre Starobinski. Interview par Frédéric Pajak. 28 min.
Francine Simonin
Née à Lausanne en 1936, elle a suivi les cours de l’Ecole cantonale des beaux-arts de Lausanne. Elle pratique la gravure depuis 1963. Lauréate d’une bourse du Conseil des arts du Canada, elle réside à Montréal depuis 1968. Elle a enseigné les arts à l’Université de Québec. Aujourd’hui, elle partage sa vie entre Lausanne, Evian et le Québec.