Trajectoire. Reprenant et réarrangeant ses grands titres, le plus secret et révolté des chanteurs de France réussit mieux que la chasse aux souvenirs: des chansons éternelles.
C’est en changeant de maison de disques que l’occasion s’est présentée: reprendre ses anciens titres, leur donner, avec un sens de l’obsession qui est sa marque, une façon d’académisme éternel. Il y songeait depuis longtemps, plonger dans la malle aux mille souvenirs et 19 albums, effacer ce qui le gênait, rajouter ici une batterie avec un vrai batteur (les originales étaient boostées aux boîtes à rythmes), là une ligne de guitare, refaire les voix, inviter quelques amis (Axel Bauer, Mark Lanegan, Raphaël…).
Cela donne ce disque incroyable et beau à pleurer, Un oiseau s’est posé, ovni discographique étincelant, qui se pose tellement ailleurs qu’au rayon miséreux des best of, compilations ou remix: voici leurs versions ultimes, une succession de chansons comme les bornes d’un voyage qui a fait de Gérard Manset le plus à part des chanteurs de France.
Pas de la bande
La noirceur de la misanthropie mansetienne est en effet une vieille histoire. Elle a toujours existé, comme une sorte de donnée de base, une chose à avaler d’entrée. La totale: quasi pas de photos, jamais de tournées (il y a songé, mais a reculé, apeuré par les portables et la sur-exposition YouTube), pas de télés, peu d’explications, des lunettes noires, une vie discrète à la cambrousse.
Manset n’a jamais voulu ni souhaité faire partie de la bande, quelle qu’elle soit. Déjà ado, voilà ce qui va devenir l’un des plus fascinants poètes du rock et de la chanson française qui se plante au bac à cause d’une mauvaise note en… français.
Hymnes mansetiens
Jeune homme, il passe plutôt son temps à dessiner, avec talent: il suit les cours de l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de Paris. Il s’intéresse bien à la chanson, mais plutôt parce qu’il comprend confusément qu’il a en horreur le décor sonore sirupeux ou plein de clichés qui l’entoure. Durant les années 60, il se met ainsi vaguement à la guitare, puis à la batterie, pique une méthode de piano.
Sur un accord, en 1968, il compose Animal on est mal, qui sera son pemier titre et se termine sur un «Dieu reconnaîtra les siens» qui est déjà une profession de foi: Manset a déjà, et de façon absolue, le sentiment d’être seul, considérant le monde comme un ramassis de serpents paumés, en reptation éperdue vers la mort.
Rien d’amusant, donc, en les 17 chansons qui composent cet ahurissant double CD. Elles sont censées composer une sorte de portrait définitif, un corpus qui dirait l’essentiel de l’œuvre du chef. On retrouve ainsi quelques-uns des hymnes mansetiens (Animal…, le tube arty rock Il voyage en solitaire, l’ahurissant Comme un guerrier, Lumières, Toutes choses, Manteau jaune, le sublime Deux voiles blanches, etc.), en des versions qui sont à la fois fidèles aux versions originales mais étrangement différentes à chaque fois: plus souples, boisées, chaleureuses, humaines (les vrais musiciens ont supplanté les machines, pour un folk-rock de perfection).
Surtout, lui qui n’aimait pas sa voix au début de sa carrière, réussit un bouleversant tour de passe-passe lexicalo-vocal (on ne voit guère que feu son ami Alain Bashung dans sa catégorie): Manset, drôle de phrasé sinueux et coupant, l’accent vers le rauque, comme on déchirerait par tranchage de gorge les âmes et les destins, les mots en formules d’alchimistes, jette des sorts à chaque chanson.
Reclus splendide
Vivant caché quelque part dans la vallée de la Marne, chanceux d’avoir assez de fidèles pour ne pas se préoccuper des enjeux financiers (il se fout de toute idée de «succès commercial»), Gérard Manset, reclus splendide, tend lourdement vers la parano de l’époque. La politique, le manque de fraternité, les finitudes partout, l’incommunicable violé en permanence par la société de la com, il vomit le tout par le mépris, une condescendance mutique et consciente de son talent. Il aime les voyages et la solitude (on dirait une chanson), fait de la photographie (des expos, un livre publié chez Favre), les choses s’additionnant comme une manière d’allumer des loupiotes dans la nuit.
Jaillissant de nulle part, Un oiseau s’est posé est ainsi un crépuscule (à 68 ans, il fait la revue d’une œuvre chantée exceptionnelle) et une aube géniale: le soleil de ces 17 titres, neufs à jamais, offerts comme les clés ouvrant les portes du cœur, brillera pour longtemps. Parfois, il ne faut pas avoir peur de la grandiloquence et des nappes de violons: c’est un miraculeux chef-d’œuvre.