Raconter ses souvenirs d’enfance en «tu» est bien la preuve que de ses 10 ans, il ne reste rien et que se raconter, c’est s’adresser à un autre qui nous a tenu la main un temps, puis s’en est allé. Au lieu de dire «je», donc, Paul Auster se désigne en «tu» dans ces Excursions dans la zone intérieure qui font écho à sa précédente Chronique d’hiver: après le corps, l’esprit et tandis que Chronique d’hiver tentait le pari de raconter une vie du point de vue des sensations physiques éprouvées, ce deuxième volet de cette passionnante exploration autobiographique se concentre sur la formation intellectuelle, psychologique et spirituelle du même Paul Auster, né à New York en 1947.
Exploration autobiographique plutôt qu’autobiographie: s’il suit une chronologie plus ou moins temporelle jusqu’à ses 20 ans, Auster se laisse guider par les images, mots et chocs intellectuels qui affleurent à sa mémoire, et le livre avance dans un sentiment de joyeux désordre. Le gamin est rêveur, émotif, attentif, prompt à s’indigner autant qu’à admirer. Jusqu’à ses 6 ans, il croit que les mots anglais pour «être humain» (human being) se prononcent de façon à signifier «haricot humain» (human bean) et reste perplexe. Il découvre les livres à la bibliothèque municipale. Le construisent peu à peu, dans ces années socioculturelles charnières des années 50 et 60: la passion du baseball, la découverte de Sherlock Holmes, la mésentente de ses parents, l’envie subite d’abattre le cerisier du jardin, la peur de l’épidémie de poliomyélite, la découverte de sa judaïté, et de ce que cela signifie aux yeux de certains, le premier texte écrit par lui que lui demande de lire son enseignant devant les autres, et puis le «tremblement de terre» que constituent deux films, L’homme qui rétrécit et Je suis un évadé, racontés de manière extensive dans ce livre qui se termine par deux «capsules temporelles»: les lettres nerveuses et sombres écrites à sa future première épouse Lydia Davis et un cahier poursuivant en images le fil de la discussion. Foin de narcissisme: lorsqu’il parle de lui, c’est de nous qu’il parle aussi. On se sent étonnamment inclus dans ce chemin de mémoire. Ce «tu», c’est nous.