A chaque époque ses héros, qui forment sur la durée une formidable fresque historique. Révolté par la boucherie de Solférino, Henri Dunant fonde la Croix-Rouge, reçoit le premier prix Nobel de la paix et apparaît, rétrospectivement, comme le Suisse le plus influent de l’histoire.
Pendant la guerre 39-45, le général Guisan porte la volonté de résistance et d’unité du pays. Il en est aujourd’hui encore la représentation iconique.
Lorsque, dans les années 80, l’horlogerie est minée par le quartz japonais, il fallut un Nicolas Hayek pour la sauver. Et pour défendre, contre l’opinion dominante, l’avenir industriel de la Suisse (lire notre dossier).
Au fil des siècles, les héros incarnent aussi un récit mythologique que les historiens se doivent de réexaminer constamment. Ainsi le personnage de Nicolas de Flue, souvent présenté comme le père spirituel de la neutralité helvétique, est une pure construction du XXe siècle (lire l’article de Hans-Ulrich Jost). Et il faudra un laborieux travail de mémoire pour que, finalement, en 1995, le commandant de la police saint-galloise Paul Grüninger soit réhabilité – il fut limogé et condamné par la justice pour avoir laissé entrer plusieurs centaines de réfugiés juifs entre 1938 et 1939. Le regard porté sur les héros change forcément avec le temps.
Comment jugera-t-on, dans quelques décennies, les Snowden, Birkenfeld et autres Condamin-Gerbier? Difficile de les mettre tous dans le même panier, c’est vrai, mais ils ont un point en commun: la trahison.
Celle de l’ancien espion de la NSA contre lequel le gouvernement Obama s’acharne, alors qu’il soigne d’habitude les lanceurs d’alerte. Celle de l’ancien gérant de fortune d’UBS qui a permis au fisc américain de récupérer plusieurs milliards. Avec, comme récompense pour cette balance, la prison… et 104 millions de dollars de prime.
Celle, encore, du tombeur de Cahuzac qui, pendant des années, a joué les gérants de fortune peu scrupuleux. Avant de se retourner. Et de cracher dans la soupe.
On s’interroge ces jours sur les motivations des repentis et des lanceurs d’alerte. Y aurait-il un profil psychologique type? Souvent fragiles, ils se retrouvent presque toujours, sur le plan de la morale, en zone grise. Comme déclencheur de leur révolte, la déception, la vengeance, le besoin de rédemption et de reconnaissance. Et si leur courage force parfois l’admiration, ils sont néanmoins faits d’une étoffe qui pue à plein nez.
Mais peu importe à ces croisés mus par des causes d’intérêt supérieur: la défense de la sphère privée, la paix, la justice, l’éradication du «bankstérisme»… Ils se voient d’abord comme les protagonistes de l’histoire en marche à l’heure du Big Data, de la guerre contre le terrorisme et des excès de la grande finance. Traîtres aujourd’hui, héros demain?