Phénomène littéraire.Le polar est un des genres les plus florissants du monde de l’édition. En Suisse romande aussi, plusieurs éditeurs se sont engouffrés dans la brèche, tandis que le Salon du livre lui dédie cette année un espace à part entière.
La scène du crime, l’endroit où tout commence pour les enquêteurs. La scène du crime, c’est aussi le lieu où vont converger, du 30 avril au 3 mai, une bonne partie des visiteurs du Salon du livre. Car, pour la première fois, la manifestation genevoise abrite cette année un espace entièrement dévolu à la littérature policière. Il était temps. Depuis une bonne dizaine d’années, le polar est en effet l’un des genres les plus populaires du monde de l’édition, si ce n’est «le» plus populaire. En Suisse romande aussi, de nombreux auteurs se sont lancés dans l’écriture de récits policiers, avec la bénédiction d’éditeurs ayant décidé de créer des collections noires.
Pourquoi le polar est-il à ce point tendance? Probablement parce que la trilogie Millénium, du Suédois Stieg Larsson, lui a amené de nouveaux lecteurs, mais aussi parce que les médias lui ont emboîté le pas et en parlent plus. Genre autrefois souterrain, petit plaisir inavouable qui tenait plus du roman de gare que de la grande littérature, le polar passait naguère sous les radars. On en lisait, mais on ne s’en vantait guère. Il faudra attendre l’émergence, vers la fin des années 80, d’un auteur comme James Ellroy pour que, petit à petit, les histoires policières touchent un public plus large. Libraire et programmatrice de La scène du crime, Francine Cellier a assisté de l’intérieur à cette explosion. «Il y a toujours eu des polars classiques, jusqu’à ce que Mary Higgins Clark amène quelque chose de plus trash, résume-t-elle. Puis, il y a une quinzaine d’années, sont arrivés les premiers polars suédois.»
Derrière la carte postale
Pour Francine Cellier, il n’existe plus, aujourd’hui, de frontière entre la littérature blanche et noire. Et de citer en guise d’exemple le phénomène Joël Dicker et sa Vérité sur l’affaire Harry Quebert, qui joue justement avec cette frontière. «De mon côté, j’aime, en lisant un polar, plonger dans une atmosphère d’où je n’ai plus envie de sortir. J’aime les histoires qui ont un lien fort avec un pays, dans lesquelles il y a du fond. C’est ce qui a fait le succès des Suédois, et ce qui a poussé, je pense, plus de Suisses à s’y mettre. Beaucoup d’auteurs qui n’avaient jamais écrit de polar ont d’ailleurs tenté l’expérience, à l’image de Mary Anna Barbey.»
Publiée par les Editions des Sauvages, la Vaudoise Mary Anna raconte dans Swiss Trafic une histoire se déroulant «aux quatre coins d’une Suisse romande cachée derrière la carte postale touristique», sur fond de trafic d’êtres humains, de partis d’extrême droite corrompus et d’immigration clandestine. Pour son éditrice, Valérie Solano, qui a créé l’an dernier la collection noire Furieux sauvages, le polar, s’il est identifié à un lieu, peut dire quelque chose sur la Suisse romande, voire cacher une critique politique. «Je pense également, autre piste qui expliquerait ce succès, que les romans policiers sont l’un des derniers endroits où l’on raconte encore des histoires. C’est en outre un espace où vous n’avez pas besoin d’être un grand styliste, pour autant que vous soyez capable de mettre en place du suspense. Et il y a aussi, pour les éditeurs, un aspect moins romantique mais néanmoins important, celui des ventes. Les trois polars que j’ai publiés se sont chacun écoulés à quelque 400 exemplaires, soit le double d’une vente normale.»
Etudes de société
Aux Editions Plaisir de Lire, Isabelle Cardis Isely explique avoir lancé la collection Frisson, qui accueille des polars mais aussi des récits de science-fiction et de la fantasy, après avoir constaté que, parmi les manuscrits qu’elle recevait, les histoires de crimes et d’enquêtes étaient de plus en plus nombreuses. «C’est évident que le polar a aujourd’hui reçu ses lettres de noblesse, commente-t-elle. Même les intellectuels avouent aujourd’hui en lire. Pour les auteurs, il y a une chouette mécanique à mettre en place, et c’est aussi un moyen de ne pas trop se dévoiler. On est moins dans l’autofiction, même si l’on a vu avec les Nordiques que le genre permettait de vraies études de société. Personnellement, j’aime qu’un livre m’apprenne quelque chose de plus. Nous avons par exemple édité des polars de Rachel Maeder et Michel Diserens, qui se déroulent dans les mondes de l’égyptologie et de la spéléologie. La collection Frisson, qui est celle où nous faisons nos meilleures ventes, nous a en outre permis de rajeunir notre image.»
Du côté des Editions Cousu Mouche, Michaël Perruchoud explique avoir créé une collection noire après être tombé sur un texte de Laurent Trousselle, «un auteur honteusement méconnu». Mais pas question pour lui de surfer sur une mode: «Dans les romansnordiques, on suit un commissaire auquelon peut s’attacher. De notre côté, on préfère les livres coups-de-poing, on est dans un style beaucoup plus glacial, comme ce qui se fait aux Etats-Unis. On ne cherche pas des romans dans lesquels des personnages récurrents rendent les bas-fonds plus supportables. Nos polars sont de ceux qu’on ne conseillerait pas à notre voisin. On a envie de continuer dans cette voie parce que ça nous plaît, mais il faut bien avouer que cela ne marche pas très bien.»
Fond réaliste
«Un crime est révélateur d’un lieu, il dit quelque chose sur le milieu où il a été commis. Le polar permet de regarder la société depuis les marges, il a un fond réaliste qui permet une démarche critique, et qui nous fait réfléchir.» Giuseppe Merrone qui, avec BSN Presse, s’est mis aux récits policiers avec l’anthologie Léman noir, aime les textes engagés, et la possibilité qu’offre le genre de «se libérer de certaines contraintes et règles de bienséance».
Pour lui aussi, ce sont les Scandinaves qui ont ouvert la voie en montrant qu’il n’y avait pas besoin qu’elle se déroule à Los Angeles ou à Paris pour qu’une histoire soit intéressante. «On peut mettre en place de vraies atmosphères en Suisse romande, ce que fait très bien Daniel Abimi avec Lausanne.» Auteur de deux romans, Le dernier échangeur et Le cadeau de Noël, celui-ci avoue que, s’il a osé montrer la capitale vaudoise autrement, c’est peut-être parce qu’il est le fils d’une Alémanique et d’un Albanais, et qu’il n’a aucun complexe vis-à-vis de la «suissitude». Daniel Abimi ne se verrait en outre pas situer une histoire dans une ville qu’il ne connaît pas. «Depuis le succès des livres de Mankell, qui se déroulent dans la petite bourgade suédoise d’Ystad, qui compte moins de 20 000 habitants, on a vu que les grandes villes internationales n’avaient pas le monopole.»
Les romans du Lausannois ont beau être très noirs, ils sont publiés par Bernard Campiche, dont le catalogue ne comprend aucune collection dédiée à un genre spécifique. Car «le marché romand est trop petit, dit-il. De plus, je ne considère pas les livres de Daniel comme des polars. Ils sont trop bien écrits!» On peut voir là un brin de provocation, mais aussi la preuve que la littérature policière, avant d’être policière, est de la littérature, et non un sous-genre pour initiés… Les débats et rencontres proposés par Francine Cellier à l’enseigne de La scène du crime promettent d’être animés.
stephane.gobbo@hebdo.ch @StephaneGobbo
Vincent Delay
Passionné comme tant d’autres par Sherlock Holmes, le Vaudois a publié quatre romans, dont Le boucher de la Saint-Martin (Editions-Limitées, 2013), dans lesquels il marche sur les traces de sir Conan Doyle. Employé de l’administration vaudoise, ce juriste a décidé de situer ses intrigues dans des endroits aussi connus que le château de Gruyères, parce que les lieux historiques sont propices à la mise en place d’univers inquiétants, dit-il.
Corinne Jaquet
Avec à son actif près d’une vingtaine de titres depuis la fin des années 90, la Genevoise s’est imposée comme l’une des grandes figures du polar romand. Après une série de récits se déroulant dans différents quartiers de Genève, cette ancienne chroniqueuse judiciaire a choisi de situer ses histoires au cœur de grandes institutions ou d’événements emblématiques, à l’image de la course de l’Escalade pour Aussi noire que d’encre (Ed. Slatkine, 2013).
Sébastien Meier
Fondateur de la microstructure d’édition Paulette, le Vaudois publie aux Editions Zoé Les ombres du métis, un polar ayant pour héros un inspecteur de la police judiciaire lausannoise se retrouvant en détention préventive pour le meurtre d’un avocat. «J’avais envie de créer un personnage que je pourrai développer sur plusieurs tomes, explique-t-il. Et j’avais aussi envie de placer une intrigue en Pays de Vaud. Parce que cela permet de poser un regard sur la Suisse romande.»
Jean Chauma
Edité à Lausanne par BSN Presse, le Français emmène le lecteur au cœur du grand banditisme. Ses romans, comme Le banc (2011) ou Echappement libre (2013), ont une dimension quasi documentaire du fait qu’avant d’être écrivain Jean Chauma était… braqueur de banques. «Il a une trajectoire hors norme qui rend ses livres passionnants, dit son éditeur, Giuseppe Merrone. Il porte à notre connaissance un milieu auquel nous n’avons pas accès, et pose des questions d’ordre moral.»