Coup de foudre.En posant sur la table l’énervé et formidable «Distant Lover», troisième album, elle impressionne: elle est désormais une fille qui compte dans le paysage rock, voix sensuelle et sauvagerie façon garçon manqué.
C’est la grosse surprise du printemps. D’une certaine façon, les précédentes tentatives discographiques de la sexy french quadra ressemblaient plutôt à des récréations réussies au milieu d’une carrière d’actrice. C’est d’ailleurs toujours the question quand une comédienne tente le truc: ne se contente-t-elle pas de «jouer» à la rockeuse comme d’autres à la dînette?
Distant Lover, nouvel album d’Emmanuelle Seigner, est une amorce de réponse. C’est un disque fantastique, tendu, bien énervé, qui va chercher ses références chez Lou Reed ou les Runaways.
De Frantic à Lune de fiel ou La Vénus à la fourrure, Mrs Polanski à la ville a parfois véhiculé au ciné une image tendance cuir et sulfureuse. Le genre de fille qui sait porter le Perfecto et adore Bowie. Quelque chose de la nuit, de la bière tiède et une once de vulgarité ultrachic dans le sourire en coin. Mais bon, c’est un style, ça ne fait pas encore une chanteuse.
Un mystère dans la voix
C’est en 2005 qu’elle s’y est frottée la première fois. En chantant la bande originale de Backstage, le film d’Emmanuelle Bercot (catastrophe cinématographique, mais bande-son épatante), elle s’amuse. Suit l’année suivante un duo oubliable avec Bryan Adams, qui démontre au moins qu’elle a une idée persistante derrière la tête.
En 2007, on lève les sourcils. Sa participation en chanteuse invitée sur l’album Don’t Kiss Me Goodbye, avec le duo Ultra Orange, signale déjà un territoire noir mais acidulé, nonchalance classe et fragile, aux inspirations cependant purement rock. Elle n’a pas l’air une seconde d’une pièce rapportée. Au contraire: elle y va comme si elle avait toujours été là, dans un climat pop-rock qui émarge côté Pretenders. Elle a une drôle de paresse vénéneuse dans la voix, un mystère, une façon de se ficher éperdument de ce que l’on pense d’elle: on appelle ça sonner juste.
Le cas de Dingue, en 2010, est plus compliqué. Emmanuelle Seigner voulait chanter en français, collabore avec Keren Ann et Doriand, pour un album certes charmant, mais un peu bubblegum sixties dans l’ambiance. La sortie du disque est retardée pour des raisons conjugalo-judiciaires: c’est l’époque que choisit la Suisse pour embastiller puis assigner à résidence à Gstaad Roman Polanski, invité du Festival du film de Zurich.
Cette pantalonnade une fois terminée, le disque est évidemment marqué dans sa réception par ces récents événements. Un duo marrant avec Roman (Qui êtes-vous?, délirant dialogue de lendemain de baise) donne du coup un peu le vertige. Un autre avec Iggy Pop (La dernière pluie, façon crooner ravagé) est cependant un autre signe de son bon goût pour les légendes. Mais son personnage entre Nancy Sinatra et Bardot est un rien bancal: «Je ne regrette pas ce disque, a-t-elle récemment déclaré au magazine Les Inrockuptibles. Mon problème, ce n’est pas d’avoir chanté en français, mais ce côté pop et sucré dans lequel je ne me reconnais pas. Ce n’est pas ma musique, ma musique est plus rock, plus énervée, et donc difficilement compatible avec le français.»
De l’album ressortent tout de même des pépites réussies: un Alone à Barcelone vaguement gainsbourien. Et surtout Autant s’aimer autant, miracle de ballade, émotion abrasive et belle déclaration. Mais on est très loin du rock’n’roll, lady.
Garçon manqué
On en est là lorsque surgit ce frisson d’avril 2014 de Distant Lover. Pour se lancer, Emmanuelle Seigner a fait appel à Adam Schlesinger. Le leader iconique du groupe Fountains of Wayne lui avait été recommandé par un ami. Une rencontre à New York et le courant passe illico: «Ce qui m’intéressait chez Adam Schlesinger, c’est qu’il pouvait faire la musique de Mary à tout prix, produire un petit groupe suédois et Katy Perry à la fois», déclare-t-elle. Leur dialogue va tout de même prendre environ trois ans, durant lesquels ils se tournent autour, parlent beaucoup par Skype et évoquent souvent les Runaways. Toujours aux Inrocks, elle confirme: «J’adore leur musique, leur côté sexy et un peu effronté, un peu garçon manqué. Je suis comme ça, moi, plus garçon que fille, même si ça ne se voit pas forcément. Petite, je grimpais aux arbres, j’éclatais des trucs contre les murs. Par exemple, quand je vois cette photo de moi sur la pochette, plutôt sexy, je ne me reconnais pas. Dans ma tête, je suis un peu travelo. J’ai mis une robe pour les césars mais c’est tout.»
Elle a produit le disque elle-même, pour décider de ses choix alors que son ancienne maison de disques l’imaginait sur des reprises de Bardot. Dès l’ouverture, Distant Lover, fait d’urgences klaxonnantes de claviers-guitare, elle sidère en Chrissie Hynde made in France, minipointe d’accent, flamme dans la voix hypersensuelle. Les titres s’enchaînent avec un son new wave à la fois actuel, sombre, puissant, indémodable. Des reprises culottées viennent encore renforcer l’ensemble. Venus in Furs, hymne du Velvet Underground, ressemblait à un cadeau à saisir, après le film tourné avec Polanski: «Quand j’ai tourné le film, je me suis dit: «Je suis obligé de le faire.» Je devais aller à New York avant que le film soit montré à Cannes, pour enregistrer cette chanson. Et puis ça n’a pas pu se faire pour des questions de planning, alors je suis retournée à New York en octobre.» Sa version, froideurs sobres construites sur une ligne de synthés très seventies, est impressionnante: un exploit sur un titre tellement fort qu’on peut vite s’y ridiculiser. C’est le contraire: elle y prouve qu’elle n’a peur de rien. Et elle en rit: «Le sadomasochisme, ça n’est pas du tout mon truc, l’idée de me faire fouetter n’est pas du tout mon fantasme, je vous jure.»
Machine à fantasmes
L’autre reprise, You Think You’re A Man, de Divine, est tout aussi classe et imparable. Là encore sur un pari risqué, mais qui met en marche ses souvenirs: «J’ai connu ce genre de personnage très excentrique à la fin des années 80, quand je sortais beaucoup aux Bains Douches, où on croisait Boy George, Terence Trent D’Arby, Grace Jones.»
Mais pour l’essentiel, ce sont l’ensemble des titres que lui a composés Adam Schlesinger qui lui vont comme un gant: rythmiques souples de milieu de nuit, guitares griffant des tags sur les murs, et sa voix comme une machine boudeuse à fantasmer. Un équilibre précaire entre la tension et une langueur moite s’installe tout au long d’un disque qui ressemble à une série de futurs tubes: un goût de revenez-y à chaque titre ou presque. Va falloir compter avec cette fille, désormais. Et ne plus la considérer comme une actrice qui se fait des plans rockeuse. C’est même peut-être l’inverse: l’urgence serait bien de chanter plutôt que de rester dans le cadre habituel à angle droit du cinéma. Elle s’avance en Vénus au vison, éternelle femme fatale et enfant, glam cuir et déconneuse rigolote à la fois, poupée sensuelle et «milf» sauvageonne. Tout est vrai. Emmanuelle Seigner est prête à monter à fond le volume.