«Marius» et «Fanny», réadaptés après huitante ans par Auteuil, posent question: pourquoi le génie de Pagnol fait-il pleurer les hommes?
Comment faire du neuf avec du vieux? Du Pagnol neuf, alors que les vieilles images en noir et blanc des versions d’origine ont grillé le regard? J’ai du mal à me concentrer sur la question dans ce taxi parisien traînassant avec des feintes qui nous ramènent dans les bouchons une rue plus loin. Sur la radio résonne la question inverse: du vieux avec du neuf. Paul Anka s’essaie à une grotesque version big band du Wonderwall d’Oasis. Une mauvaise idée de producteur démago. Ouap doo wouap, fait mollement l’orchestre, amortissant cette scie, la transformant en matière spongieuse et écœurante.
J’ai vu Marius (version 1931), Fanny (1932) et César (1936), la trilogie marseillaise, sûrement avec ma mère, cinéclub de la télé, durant les années 70. Pleuré en voyant La Malaisie prendre la mer. Je pleure toujours avec Pagnol, livres ou films. Je me demande si Auteuil aussi. Maman adorait ces vieux machins qui passaient tard dans le poste. Mon père dormait. Ou alors il faisait des commentaires ricanant sur le son qui était pourri. Car le son était toujours pourri, d’après lui, dans les films français d’avant-guerre. Ma mère est morte trop jeune, ensuite. Celle de Pagnol aussi.
On arrive enfin. Le Fouquet’s Barrière est un établissement qui essaie de faire avaler qu’il appartient à l’histoire du cinéma. Des photos de vieux films un peu partout, qui n’arrivent pas à masquer le terrifiant bling-bling prétentieux or et noir, genre hôtel de passe pour oligarques russes et gamines entretenues sur talons de quatorze centimètres. Un panneau indique le deuxième étage pour les interviews autour du Marius tout neuf, signé Daniel Auteuil, qui y joue César.
Enfermés dans l’ascenseur. Avec le collègue qui passe avant moi, on reste enfermés comme deux idiots dans l’ascenseur: il faut une clé magnétique pour débloquer cette ineptie, on aurait dû passer à la réception, et ça dure trois ou quatre minutes avant qu’on nous délivre. On croise une seconde le très beau Raphaël «Marius» Personnaz dans le corridor, et on fait «Bonjour Monsieur» à Auteuil. Les attachés de presse m’expédient attendre mon tour dans la chambre à côté, flûtes au sel, flotte, jus divers. On les dirait jaillis des années 80, à se la péter à fond en donnant du «ma poule» à tous les sous-fifres à qui ils commandent des taxis. Personne ne leur a expliqué que Les Bains Douches étaient fermés? Et Ardisson terriblement démodé? Incidemment, ils pérorent en faisant les malins au sujet de gentilles vedettes, les appelant par leur prénom. C’est ainsi que la news du jour, ma poule, c’est qu’«Audrey» (Tautou, bande de nases) s’est cassé la gueule à vélo.
Il y a même un écran, où je peux regarder dans la 210 Auteuil répondre à l’interview en direct. Pas de son. Mais il n’a pas l’air bavard, le César. J’en profite pour relire mes notes. Donnant chair neuve et couleurs vives à Marius et à Fanny (César sortira en 2014), Auteuil poursuit son apprentissage de cinéaste commencé avec le succès de La fille du puisatier (du Pagnol déjà, en 2011). Et il le fait bien: classique, mais juste, sans chercher l’effet, bons divertissements qui feront sans doute découvrir Pagnol à une nouvelle génération. Des acteurs formidables (Darroussin est un Panisse génial, Victoire Belezy une Fanny merveilleuse, Personnaz un Marius réussi dans son ambiguïté entre égoïsme et amour, Auteuil un César moins envahissant que Raimu). La réalisation est un peu coincée par le genre: ça reste une adaptation de théâtre filmé, texte à respecter, scènes dans l’ordre. Mais le son est super, ça aurait plu à mon père.
Pilote automatique. C’est mon tour. Rebonjour monsieur Auteuil. Pas grand, presque timide. Il se cale dans le fauteuil, il a commencé à 9 heures et demie, il est 16 h 35, il a l’air complètement épuisé. Pour le faire sortir de la torpeur du pilote automatique, j’essaie l’enfance: «Je suis un Méditerranéen», qu’il fait. Né à Alger par hasard (parents dans l’opérette, qui voyageaient), puis Avignon, où il a ses racines. «Pagnol, c’est forcément mon enfance. Je suis né dans les années 50, et il avait alors donné une identité à la Provence, des expressions, une façon de rire. Je ne l’ai pas lu, à l’époque. On est encore sur Daudet. Et,pour l’enfant que je suis, Pagnol c’est l’auteur de mes parents.» Il ne finit pas souvent ses phrases, zappe d’un truc à l’autre, hésite, c’est plein d’incises. Je le regarde comme s’il jouait, l’œil allumé, ton juste, le sens du silence. A un moment, il fait: «Pagnol, comme tous les poètes, il parle beaucoup d’argent. C’est toujours un problème, l’argent, pour les artistes, même chez Baudelaire.» «Ou chez Depardieu!» je fais, pour rigoler. Ça marche, il se marre franchement.
C’est le gris des nuages qui lui a donné envie du chaud: «A Paris, dans les années 70, je découvre comme ça Pagnol, comme Giono d’ailleurs, parce que le soleil et ma Provence me manquent. Et puis Jean de Florette, en 1986, change ma vie.» En Ugolin pour Claude Berri, il a fait irruption chez les grands du cinéma, pathétique et fou de passion pour Manon des sources. On était tous amoureux d’Emmanuelle Béart, à l’époque. Et lui seul faisait dans la composition: il était vraiment avec elle dans la vie.
Tonnes de secrets. Il tente de décrypter l’émotion de Pagnol: «Au-delà de la comédie, ou du social, c’est de la tragédie grecque. Sa culture d’érudit passée au savon de Marseille. Sous la faconde et le soleil se cachent des tonnes de secrets: l’amour, les sous, les enfants qui ne sont parfois pas les vôtres.» Auteuil loue la modernité de Fanny, la façon de parler des vrais problèmes de la vie. Il évoque la longueur de la dernière scène de Fanny, vingt bonnes minutes. «Il y a plus fort encore. Il faut presque quarante-cinq minutes pour le début de César», explique-t-il avant de raconter la séquence, qu’il tournera bientôt. «La mort de Panisse, une scène magnifique. Le prêtre lui dit de se confesser. Panisse ne veut pas que ses amis partent. Il dit qu’il n’a rien fait qu’ils ne puissent entendre, qui mérite qu’on les chasse. Mais le prêtre insiste, les amis s’en vont, et le curé fait: “Il y a une chose que tu ne m’as pas dite? – Quoi? – L’enfant, ce n’est pas le tien. – Mais tout le monde le sait! – Tu dois le dire tout de même.” Alors Panisse répond qu’il préfère mourir tout de suite, mais que cet enfant, ce sera son fils jusqu’au bout.» Auteuil marque un temps. «C’est sublime, et d’ailleurs rien qu’à le raconter…» Nom d’un chien, il a les larmes aux yeux. Il est carrément en train de commencer à pleurer, submergé. Je le rattrape en m’engouffrant dans la brèche: «Vous en faites pas, moi c’est Le château de ma mère qui me fait ça. La fin, je m’effondre à tous les coups. Pourquoi Pagnol fait-il tout le temps pleurer les hommes?»
Les choses importantes. Il ne sait pas. «Ce n’est pas un auteur régionaliste. C’est universel. Et ça cause des choses importantes. Les gens partent, ils reviennent. Mais quand ils reviennent c’est trop tard. On essaie de faire bien, mais celui qui croit bien faire il fait mal, tout ça c’est la vie.» Le destin personnel de Marcel Pagnol le touche: «Je pense à l’homme qui a aimé toutes ces actrices, fait des enfants, et qui a morflé un maximum. Je suis attiré par le désordre de sa vie amoureuse. Je n’ai pas l’image de Pagnol en commandeur. Il est immense, mais très humain.» Lui aussi, Auteuil, il a eu amours successives, enfants de divers lits, complications qui vont avec. «Je me suis toujours battu contre les préjugés, les idées reçues. Quelque chose dans cette vie de Pagnol qui m’a donné confiance. Une humanité, une fragilité. Toute son œuvre raconte ça, sans cesse, tout le temps.»
Derrière son fauteuil, il y a une sorte de chronomètre sur un trépied, avec les secondes qui s’égrènent. On est à zéro depuis un moment, le mot STOP clignote stupidement en rouge, mais je décide de faire semblant de n’avoir pas compris. On attend tranquillement que l’attachée de presse surgisse.
La petite émotion dans l’œil évaporée, il me serre la main avec chaleur, souhaite que tout aille pour le mieux, politesses, mais un ange tendre passe. Il est temps de s’en aller. Il a cet air comme dans Fanny, gros plan: «Est-ce qu’on a besoin de naviguer pour vivre? Est-ce que monsieur Panisse navigue? Non, pas si bête! Il fait les voiles, lui! Il fait les voiles, pour que le vent emporte les enfants des autres!» La réplique vrille ma tête en sortant dans le hall, les larmes manquent de remonter. Faire presque oublier Raimu, sans jamais cesser de célébrer Pagnol. Daniel Auteuil est un immense acteur.
«Marius». De et avec Daniel Auteuil. Sortie romande le 10 juillet. «Fanny», le 17 juillet.