Rencontre.Le romancier, pionnier de l’humanitaire, ancien ambassadeur de France, livre «Check-point», un onzième roman qui plonge dans les ambiguïtés des motivations humanitaires. Il a accueilli «L’Hebdo» dans son refuge de Saint-Nicolas-de-Véroce, en Haute-Savoie.
Il avait prévenu. Le bouledogue anglais de sa fille déboule dans nos pattes une fois poussé la porte de la bâtisse posée à 1400 mètres au-dessus de Saint-Nicolas-de-Véroce, en Haute-Savoie. Normal, on amène Gruyère et saucisson parce qu’on se doute bien que, malgré le week-end pascal, il n’est pas très lapins en chocolat. Bien vu: il est à la cuisine en train d’enfourner une quiche aux lardons. Dans l’entrée, le baudrier de son copain l’écrivain Sylvain Tesson, qui logeait chez lui au moment de sa chute à Chamonix. Jean-Christophe Rufin espère qu’ils pourront «bientôt» reprendre leurs escapades. Au mur, des tableaux peints par lui, le glacier d’Argentière ou le chien de la maison. Depuis les fenêtres, l’aiguille de Bionnassay, les dômes de Miage et du Goûter, qui mènent au mont Blanc. A l’étage, la mezzanine où il écrit le matin avec sa petite table, son chevalet, un matelas. Par terre, un tableau représentant une femme nue allongée – Azeb, sa femme.
«Des réserves dans la grange»
Sa maison est une ancienne grange abandonnée du village entièrement démontée et remontée dans les années 80. Après le Goncourt obtenu en 2001 pour Rouge Brésil, il cherchait un nid à la montagne. Il avait hérité d’une maison dans le Berry mais c’était «trop plat». Il passe ici les deux tiers de l’année, s’y enfermant l’hiver pour écrire et se mettant aux abonnés absents d’un mail automatique laconique («L’hiver approche. C’est le moment propice pour écrire les livres. N’espérez pas recevoir de réponse à votre mail.»). Il a d’ailleurs déjà terminé son roman à paraître dans un an parce qu’il est «comme les paysans», il aime «avoir des réserves dans la grange». Il en ressort au printemps pour accompagner la sortie desdits livres, puis y revient la saison de juin à septembre en enchaînant vélo et alpinisme avec ses copains de Saint-Gervais ou de Chamonix, la bande à Sylvain Tesson et Christophe Raylat, patron des Editions Guérin, notamment. En septembre, cap sur Paris et son appartement du VIIe arrondissement pour les obligations liées à l’Académie française, où il a été élu en 2008, et des excursions dans toute l’Europe pour suivre les traductions de ses romans et répondre aux invitations de conférences.
Sa passion pour la montagne est née en suivant sa première fiancée, une étudiante en médecine, dans le chalet de ses parents à Tigne. Il s’inscrit au Club alpin de Saint-Gervais, se fait initier par le guide Philippe Gabarrou, et ne décroche plus. Il aime le Cervin, qu’il a fait par la voie italienne, parce que «c’est une montagne pleine d’histoires humaines, plus encore que le mont Blanc». Jean-Christophe Rufin, 62 ans, est un mélange fascinant, au visage à la fois buriné et juvénile, au physique affûté qui transpire intelligence, sagesse et une sorte de mélancolie ancienne, d’une gentillesse extrême mais tranchant dès que pointe la moindre hypocrisie, viril et mère poule, académicien, ambassadeur de France, écrivain lauréat de tous les prix, figure couverte d’honneur de la génération French doctors mais d’une simplicité déconcertante.
Une époque qui se clôt
C’est l’an dernier qu’il s’est rendu compte que la page du French doctor, justement, était tournée. Il était parti passer de longues semaines dans un hôpital du Burundi. «C’était un moment étrange. Je suis toujours compétent mais je me suis rendu compte que cette démarche n’était plus absolument pertinente pour moi, ni pour les autres. J’avais besoin de cela pour clore une époque. On ne remonte pas le temps.»
La fin d’une histoire de plus de trente ans qui l’a poussé en Afrique durant ses études de médecine, dans un hôpital en Tunisie pour son service militaire puis dans les bras de l’humanitaire. Qui passe par la découverte de Médecins sans frontières (MSF), le terrain, le choc de la famine éthiopienne des années 80, son «premier véritable engagement humanitaire», au retour duquel il écrit Le piège humanitaire, qui le pose en théoricien incontournable de ce genre d’actions, les missions politico-humanitaires, des péripéties complexes et passionnelles avec MSF et la figure symbolique de Kouchner, puis Action contre la faim, qu’il a encore présidé entre son Goncourt et son poste d’ambassadeur de France au Sénégal. «J’ai été un acteur jamais dupe de l’action. Je n’ai jamais cru au pouvoir, en la carrière. L’action permet de pénétrer d’autres mondes. Je n’ai finalement fait que des choses pour l’écriture.»
Tout comme Asmara et les causes perdues, Check-point, 11e roman et 18e livre de Rufin, plonge dans l’ambiguïté de l’univers humanitaire. Check-point raconte le périple de quatre hommes et une jeune femme, Marc, Alex, Lionel, Vauthier et Maud, embarqués dans un convoi parti de Lyon pour la Bosnie en plein hiver 1995. Au fur et à mesure de l’avancée des deux camions, les motivations cachées des uns et des autres éclatent au grand jour et la cargaison a priori inoffensive de nourriture et de médicaments se transforme en contenu explosif qui fait éclater un conflit mortel entre Maud et ses compagnons de route. Huis clos dense et tendu, dur et passionnel, page turner efficace et romanesque, Check-point plonge dans les souvenirs de l’auteur – des réfugiés cachés dans les fours à charbon de la centrale thermique de Kakanj à l’arrêt, le regard amoureux d’un jeune appelé français pour une jeune fille blottie dans le noir, la libération de onze otages français de l’association Première urgence détenus par les Serbes de Bosnie, la traversée du Sahel, des années auparavant, au volant d’un camion Renault – tout en lui permettant de mettre en scène la manière dont l’humanitaire est récupéré par les Etats, les polices, les mafias ou les simples individus, menant au deuil inéluctable de l’humanitaire classique. «De quoi les «victimes» ont-elles besoin? De survivre ou de vaincre? Que faut-il secourir en elles: la part animale qui demande la nourriture et le gîte ou la part proprement humaine qui réclame les moyens de se battre? Je vois ce livre comme une radiographie de l’humanitaire aujourd’hui. Le périple de ce camion permet d’évoquer différentes manières de porter secours: la nourriture et l’aide de premier secours, le matériel pour rendre leur autonomie aux populations, ou l’aide à se battre pour se libérer. En écrivant, je pensais à un concert organisé par Kouchner avec Barbara Hendricks à Dubrovnik. Tout était prêt, mais les Croates refusaient de lever le rideau parce qu’ils ne voulaient pas un concert «pour la paix», comme il était intitulé, mais un concert «pour la victoire»… L’humanitaire pacifique dont nous avons rêvé cède désormais souvent la place à un engagement militaire. Pour secourir les populations libyennes, syriennes, ukrainiennes, la communauté internationale s’est résolue à les armer…»
Lui ne sait pas s’il serait Alex, qui a caché dans le camion du matériel pour remettre en route la centrale thermique, amoureux d’une Bosniaque qu’il va retrouver, Marc, qui a lui l’intention de faire sauter un pont, ou même Maud, 21 ans, amoureuse du boss du convoi, qui tombe de haut lorsqu’elle découvre que tous ne partagent pas ses idéaux. «Des Maud, il y en a des milliers. C’est un profil récurrent dans l’humanitaire, mélange de volonté, de sacrifice, de naïveté. Check-point est aussi un roman d’éducation, et il n’y a d’éducation que si l’on trouve ce qu’on ne cherche pas.»
Le mélange inavouable entre amour et humanitaire, il l’a connu: c’est à Addis Abeba, la capitale éthiopienne, qu’il rencontre Azeb, fille d’une grande famille amhara, il y a trente ans. Ils se sont mariés trois fois, ont divorcé deux fois. «La vie nous a parfois éloignés mais je suis toujours revenu vers elle. Je suis un mari un peu absent mais qui prend pas mal de place, même quand il n’est pas là…» Azeb a fondé une agence littéraire à Paris, ils ont deux filles de 22 et 20 ans. De sa première femme franco-russe, l’écrivain a un fils de 37 ans prénommé Maurice, comme son grand-père, et deux petits-enfants. «Mon fils est mon premier lecteur. Il est très cash, me fait changer mes fins lorsqu’elles manquent de force.» Sa réputation de séducteur, il l’assume. «Tant qu’à faire, dans les relations humaines, autant explorer ce domaine-là. J’aime séduire, peut-être, mais davantage encore être séduit. Et les deux vont souvent de pair. J’aime la compagnie de quelques hommes, qui sont mes amis, mais je déteste les sociétés d’hommes, armée, couvent, clubs. Les femmes m’ont appris beaucoup plus de choses et d’abord à comprendre les êtres humains.»
Un père absent
Difficile de ne pas penser alors à son enfance sans père: vétérinaire, celui-ci disparaît de sa vie lorsqu’il a 1 an. Pendant dix ans, jusqu’à ce que sa mère le prenne à Paris avec elle, Rufin grandit à Bourges auprès d’un grand-père médecin, raide et mutique, survivant des camps nazis qu’il a «passionnément» aimé, faute de choix. Il ne revoit son père qu’à l’âge de 18 ans, par hasard, en tombant sur sa demi-sœur en allant se faire vacciner dans un dispensaire. «Ce n’était pas un homme intéressant. Je ne regrette pas de n’avoir pas grandi avec lui. Grandir sans père favorise l’imaginaire.»
«Né dans la médecine», il y replonge à 16 ans, ébloui par la première greffe du cœur du professeur Barnard, avant qu’il se «libère du joug médical» par l’humanitaire et, enfin, la littérature, par besoin de «percer le vernis du rationnel». Il écrit son premier roman, L’Abyssin, à l’âge de 42 ans. Suivent, nourris de ses voyages et de ses rencontres, de ses rages et de ses rêves, des romans historiques palpitants (Rouge Brésil, Sauver Ispahan, Le grand cœur, Le collier rouge), une fiction sociale (La salamandre), des thrillers terroristes (Le parfum d’Adam, Katiba), une dystopie (Globalia), un récit de voyage best-seller (Immortelle Randonnée: Compostelle malgré moi) et des Mémoires francs (Un léopard sur le garrot) qui, tous, rôdent sur la frontière entre l’ici et l’ailleurs, le connu et l’inconnu, le rassurant et le dangereux. «Je crois fermement en un au-delà dans le présent, un domaine situé non pas après la vie mais derrière elle. Qu’on l’appelle le rêve, l’imaginaire, la création, il existe et je le fréquente assidûment.» Cette phrase figure à la fin d’Un léopard sur le garrot, qui tire son titre d’un poème de Senghor évoquant un cheval «courant et ruant aux étoiles», rongé d’un «mal sans nom» et comme saisi au garrot par un léopard. «J’ai plus de questions que de réponses. Mais ce sont de bonnes questions.»
Pas de café après la quiche: il va s’entraîner au tir au pistolet dans la vallée avec son Morini de fabrication suisse et la pratique ne supporte aucun tremblement intempestif. «Les Suisses sont forts au tir.» Il songe à se lancer dans la compétition. ■
«Check-point». De Jean-Christophe Rufin. Gallimard, 400 p. Il sera samedi 2 mai au Salon du livre de Genève.
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Ses trois vies, ce qu’il en dit
«French doctor»
«Je dois tout à l’humanitaire, qui m’a permis de dépasser l’aspect très scientifique de la médecine pour vivre une appréhension du monde dans sa globalité. J’ai apporté au domaine une réflexion sur son histoire, son évolution. J’ai été un des premiers à théoriser sur le piège humanitaire, les dangers de la récupération politique. L’humanitaire m’a permis d’allier la médecine et le rôle social, donc l’engagement.»
Ambassadeur
«J’ai beaucoup aimé occuper cette fonction que l’on m’a proposée sans que je l’aie sollicitée. J’ai aimé que cela s’arrête aussi. Cela a représenté beaucoup de travail, de rencontres, de temps perdu, d’émotions, de paysages et donc de livres à venir. J’ai fait du bon boulot au Sénégal, ce sont trois ans (de 2007 à 2010) qui ont marqué là-bas, mais sans doute pas comme on l’attendait d’un diplomate…»
Ecrivain
«Je suis un raconteur d’histoires et j’en suis fier. Mes livres ne finissent jamais vraiment mal parce qu’à mes yeux l’écriture n’est pas un instrument de désespérance mais un moment de partage. Le style, la structure sont pour moi subordonnés à l’histoire. J’ai voulu écrire très tôt. C’est arrivé tard. J’ai écrit mon premier roman à 42 ans, il a été publié lorsque j’en avais 45. Impossible d’arrêter. Mais écrire ne va pas sans vivre, aussi, pour nourrir l’un de l’autre.»