Jacques Roman, acteur et poète,rend hommage à l’écrivain vaudois Jacques Mercanton (1910-1996) qu’il a connu et aimé. A l’Espace Eclair, à Lausanne, il propose un cycle de lectures pour redécouvrir son œuvre capitale. Et se confie sur l’homme qui a bouleversé sa vie.
Acte I, La statue du commandeur
En 1989, on m’a demandé de lire un texte de Jacques Mercanton en public. J’aurais beaucoup aimé l’approcher parce qu’il avait été le secrétaire de James Joyce, mais je n’osais pas, et n’avais pas lu son œuvre (ni les nouvelles de L’amour dur, ni son roman L’été des sept dormants, pour ne citer qu’eux). Notre première rencontre reste pour moi un sketch. C’était au Théâtre du Poche, à Genève. Nous étions plusieurs acteurs, aux côtés de Christian Sulser, journaliste de la Radio suisse romande, à présenter l’œuvre de Mercanton. L’écrivain était assis à l’avant-scène, dans un fauteuil. Royal, il ne regardait pas le public mais semblait contempler le lointain. On aurait dit la statue du commandeur. Pendant la soirée, il n’a pas bougé, ignorant les intervenants. Puis, lorsque cela a été à mon tour de lire, j’ai senti que la statue se tournait pour me regarder. A la fin de la soirée, avant que je parte, il est venu vers moi et m’a dit: “Merci… Jeune homme.” Quelques jours plus tard, j’ai reçu une lettre de sa part, où il s’excusait de m’avoir appelé “jeune homme”, parce qu’il ignorait que j’avais, à l’époque, 41 ans. La lettre se terminait par ces mots: “Je souhaite votre visite.”»
Acte II, Raviolis et bourbon
Je me souviendrai toujours de la première fois qu’il m’a ouvert la porte de son appartement. Il m’a tourné le dos, pour se diriger vers le salon, et il a prononcé ces mots: “On vous dira de faire beaucoup plus facile; ne cédez jamais.” Depuis, cette phrase m’obsède. J’ai régulièrement fréquenté Mercanton, jusqu’à sa mort, en 1996. Au fil des jours et des années, cet homme me touchait toujours davantage, parce que sa carapace de sévérité était tombée. J’ai découvert un homme dans sa totale, son effroyable timidité. Oui, il était timide. Peut-être comme le sont les grands désirants. Je l’ai beaucoup taquiné, sur l’homosexualité notamment. Je lui disais: “Vous savez, être hétérosexuel est infiniment plus compliqué qu’être homosexuel.” Cela le faisait rire. Il y avait de longs silences, comme chez Gustave Roud, mais ils ne me gênaient pas. Il parlait de Napoléon, qui le passionnait. Notre rituel, c’était que j’amène des raviolis. Il adorait la cuisine italienne. Il mangeait en accompagnant son repas d’une bouteille de bourbon. Et moi qui ne supporte pas ce genre de mixture… Il avait l’humour vache. Il disait, en soupirant, malicieux: “Mes anciens élèves du gymnase ou de l’université viennent me trouver, ils ont 60 ans… Mais qu’est-ce qu’ils sont vieux!” Des formules qui témoignent de sa vitalité. Il n’y a pas de grande littérature sans vitalité: la vitalité du cœur.»
Acte III, L’enfance humiliée et le cri
Ce que j’étais pour lui, je ne l’ai appris que peu de temps avant sa mort. Il m’a signifié que notre lien était d’amour pur, et qu’il résidait dans nos deux enfances humiliées. Une reconnaissance fraternelle de nos deux douleurs jumelles. Le jour où je l’ai vu rayonner de bonheur comme jamais, c’est celui où je l’ai invité à manger dans un restaurant italien, le San Marino, à Lausanne. Nous étions avec mon jeune fils, Jean-Julien. J’ai pu mesurer l’immense douleur que cela représentait pour lui de ne pas avoir d’enfants. Côtoyer des enfants le réconciliait probablement un peu avec son propre passé.
L’homme que j’ai connu a été l’objet d’un drame. Je ne l’ai appris qu’après sa mort. Son compagnon a été assassiné au début des années 70, tué à la tour Haldimand, à Lausanne, près du domicile de Mercanton, par un groupe de jeunes bourgeois homophobes. Ils l’avaient poussé dans l’eau, et il s’est noyé. Ce fait divers m’avait beaucoup intrigué, avant même que je rencontre Mercanton. En 1979, j’en avais fait une émission pour la Radio suisse romande, censurée, Scène de chasse dans un fauteuil. Mais je n’avais jamais fait le rapprochement entre ce drame et mon ami. Je ne savais pas. Il ne m’en avait jamais parlé. Il devait avoir cessé d’écrire vers l’âge de 60 ans. Peut-être après ce drame. Lorsque je lui ai demandé pourquoi, il m’a répondu par un immense sourire. “Ce qui est accompli est accompli.” Il m’apparaissait comme un homme qui habitait sa place. Comme les grands méditatifs. On rencontre peu de gens aujourd’hui qui habitent sereinement leur place.
La dernière soirée que j’ai passée en sa compagnie, quinze jours avant sa mort, j’ai compris que je ne le reverrai plus. Cela m’a fait tellement mal que, en partant, j’ai crié devant son immeuble, en pleine nuit. Etendu sur son lit, il a peut-être entendu ce cri.
Un amour? C’est galvaudé de parler d’amour. Le mot veut dire trop de choses, ou pas assez. Je lui préfère le terme de sympathie. Mais on peut dire que Jacques était un être d’amour. C’est un des plus grands écrivains de ce pays. Sa place est en Pléiade, aux côtés de Ramuz et de Jaccottet. J’aimerais qu’on ose enfin publier, sans coups de ciseaux, son journal. Qu’on arrête de faire obstruction à l’œuvre. Peu d’écrivains sont capables d’exprimer une telle sensibilité, qui passe par l’intelligence des sens. Je crois qu’on n’a pas saisi que cet homme vivait à cœur ouvert, dans une immense fragilité.»
Cycle de lectures en hommage à Jacques Mercanton, les 21 et 28 mars à 19 h, les 22 et 29 mars à 11 h.
Espace Eclair, escaliers du Marché 25, Lausanne.
Entrée libre mais réservation indispensable au 078 803 24 86.
Avec la participation de Christophe Fovanna, Yvonne Böhler, Michel Moret et Catherine Dubuis. Programme complet sur www.alajr.ch/espace-eclair
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