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Le plus illustre des illustrateurs

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Jeudi, 20 Février, 2014 - 05:57

Conçue par le Lausannois Philippe Kaenel,la rétrospective Gustave Doré du Musée d’Orsay est une plongée profonde dans un génie protéiforme.

«Enfin je pénètre dans ce bienheureux Oberland bernois, cet Eden de la vie pastorale où tout enchante, tout réjouit, tout croît, tout verdote, tout pousse, tout sent, tout gonfle, tout engraisse, tout sourit, tout aime, tout dit la la hou hou», s’amuse la légende d’un extraordinaire dessin de la vie pastorale bernoise au milieu du XIXe siècle, avec ses fermières aussi dodues que ses vaches, ses danses champêtres et ses cors des Alpes. Gustave Doré a alors 19 ans. Sa caricature de l’Oberland paraît dans l’une de ses premières publications, un récit de voyage titré Des-agréments d’un voyage d’agrément. Né en Alsace, éduqué dans l’Ain, le dessinateur autodidacte connaît bien la Suisse. Dès l’enfance, il accompagne son père ingénieur qui participe à la réalisation de la ligne ferroviaire Lyon-Genève. La Cité de Calvin est aussi celle de Rodolphe Töpffer, l’inventeur du récit graphique qui est l’une des premières influences de Gustave Doré. Genève est également la ville d’Alexandre Calame, le peintre des montagnes sublimes qui, lui aussi, fascine le jeune homme.

Passeur de la culture européenne. Le lien étroit entre le plus prodigieux illustrateur du XIXe siècle et la Suisse est mentionné dans la belle rétrospective du Musée d’Orsay: Doré, l’imaginaire au pouvoir. Il l’est d’autant plus que le commissaire de l’exposition est un Vaudois flegmatique, professeur d’histoire de l’art à l’Université de Lausanne. Gustave Doré, Philippe Kaenel le fréquente depuis des lustres. Il était naguère l’objet, avec Töpffer et Grandville, de la thèse de l’historien d’art, publiée aux Editions Droz (Le métier d’illustrateur). Comme la France n’a plus consacré d’expositions à Doré depuis trente ans, Philippe Kaenel a proposé l’idée d’une rétrospective au Musée d’Orsay, dont l’une des missions est de mieux éclairer l’art du XIXe siècle.
L’imaginaire au pouvoir n’est de loin pas centré sur l’importance de la Suisse sur l’œuvre de Doré. Cette réalité est simplement l’une des multiples facettes du propos de Philippe Kaenel, dont l’ambition est de montrer combien Gustave Doré (1832-1883) a été un grand passeur de la culture européenne. Et comment son œuvre protéiforme occupe une place encore cruciale dans l’imaginaire contemporain.

Dans le cinéma, par exemple. Aidé par Valentine Robert, historienne du cinéma à l’Université de Lausanne, Philippe Kaenel montre l’emprise de l’univers dramatique, théâtral, toujours spectaculaire de Doré sur les réalisateurs, dès les débuts du septième art. Méliès, Disney, Pabst, DeMille, Wells, Cocteau, Polanski lui doivent beaucoup. Plus encore Peter Jackson dans son King Kong de 2005, où la forêt vierge est décalquée de celle des illustrations d’Atala par Doré. La saga du Seigneur des anneaux puise à grands seaux numériques dans les sombres visions du maître, comme la Guerre des étoiles ou le Sleepy Hollow de Tim Burton. L’onirisme fantastique de Doré, sa science de l’éclairage violent qui isole un sujet (une montagne en Ecosse, le Christ quittant le prétoire), ses lumières rasantes qui sculptent les volumes, ses noirs profonds ne pouvaient que fasciner les cinéastes.

Les dessinateurs de BD ne sont pas en reste, à l’image de Philippe Druillet. Celui-ci confie à Philippe Kaenel dans le catalogue de l’exposition – mal imprimé, hélas – qu’il est «un enfant de Gustave Doré», ayant été subjugué tout jeune par la découverte d’un volume des Fables de La Fontaine.

Saltimbanque exhibitionniste. L’exposition n’entre pas directement dans le vif du sujet. Au rez-de-chaussée, un espace généreux accueille les peintures et sculptures parfois monumentales de Doré. Toutes intéressantes, toutes touchées par l’ange du bizarre, mais dont la patine néoclassique, présymbolique ou orientaliste, a mal vieilli. Voilà le drame de la carrière de Gustave Doré: il a envie de se montrer en démiurge de la Renaissance, à l’aise dans tous les genres: dessin, peinture, sculpture, gravure, aquarelle. Mais son époque pleine d’a priori sur les beaux-arts dédaigne ce qu’elle considère comme une facilité suspecte, digne du saltimbanque exhibitionniste qu’est d’ailleurs le principal intéressé. Le second espace d’exposition, curieusement situé au cinquième étage d’Orsay, est bien plus intéressant. On y voit un adolescent incroyablement doué pour le dessin débarquer à Paris et, sans attendre, être engagé comme caricaturiste par l’éditeur Philipon, aux côtés de Daumier et de Cham. Travailleur fou («Désolé de n’avoir fait à 33 ans que 100 000 dessins», ironisera-t-il plus tard), Doré se lance dans l’illustration des œuvres classiques, s’attaquant à Rabelais puis aux Contes drolatiques de Balzac. Son idée est de «faire dans un format uniforme et devant faire collection, tous les chefs-d’œuvre de la littérature, soit épique, soit comique, soit tragique».

Succès international. Zola, devant les extraordinaires dessins du Don Quichotte, s’exclame: «On appelle cela illustrer un ouvrage: moi, je prétends que c’est le refaire. Au lieu d’un chef-d’œuvre, l’esprit humain en compte deux.» Grâce à «cette mise en spectacle de la littérature», comme le dit Philippe Kaenel, la notoriété de Doré déborde rapidement des frontières. Ses livres, de la Bible à L’enfer de Dante, sont vendus et imprimés en Europe, en Russie, en Amérique du Nord et du Sud. Comme un Taschen ou un Steidl aujourd’hui, les ouvrages au format in-folio ont une édition abordable et une édition de luxe, onéreuse. «Doré était un entrepreneur. Il avait senti que dans une époque déjà intéressée par les biens bon marché, il y aurait toujours des amateurs de rareté prêts à mettre 500 francs de l’époque pour une édition de luxe», relève Philippe Kaenel.

L’exposition détaille également le succès de Doré en Grande-Bretagne. Sa galerie londonienne, sur New Bond Street, proposait ses gravures, dessins et peintures. L’infatigable illustrateur a donné au public anglais ses propres versions des Idylles de Tennyson, du Paradis perdu de Milton ou de la Chanson du vieux marin de Coleridge.

La rétrospective s’ouvre au final sur les paysages picturaux du maître, étourdissantes vues postromantiques et après-orages des Highlands d’Ecosse, des Pyrénées ou des Alpes. Dont les montagnes suisses, visitées chaque été par un Doré facilement alpiniste. Ou spectateur ébahi de la vue depuis Glion, au-dessus de Montreux: «Tout ce que l’imagination peut rêver comme scènes alpestres, soit sévères soit riantes, se trouve réuni sur ce point», écrit-il en 1876.

«Doré, l’imaginaire au pouvoir», Musée d’Orsay, Paris, jusqu’au 11 mai.

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French & Compagny New York
Bibliothèque Nationale de France
Luc Debraine
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