L’auteur de «Taipei», né en Amérique de parents taïwanais,déchaîne les passions: représente-t-il le futur du roman américain? Oui. Rencontre.
Pour ou contre Tao Lin? Ils sont rares, les auteurs qui provoquent un débat digne des empoignades historiques autour de Duras, Delerm ou Robbe-Grillet. Pendant longtemps, il a été de bon ton de le prendre pour un demeuré, voire un sociopathe, au mieux un geek autiste se prenant pour un écrivain. On a traité sa prose d’«Asperger realism». Même l’influent site new-yorkais Gawker l’a traité de «personne la plus irritante au monde». Mais Tao Lin a tenu bon, Gawker s’est fait pardonner et, désormais, après trois romans, deux recueils de poèmes et un recueil de nouvelles, l’Américain de 30 ans, fils de parents taïwanais émigrés en Amérique, apparaît comme un espoir sûr de la littérature américaine.
Ecrivain, poète, essayiste, photographe, éditeur, Tao Lin publie Taipei, son troisième roman. On y suit Paul, un jeune écrivain de Brooklyn, passer d’une fête à une lecture dans une librairie underground, quitter une certaine Michelle, vagabonder avec une nouvelle Erin rencontrée sur l’internet, rendre visite à ses parents à Taipei, consommer toutes sortes de pilules, rester éveillé toute la nuit, se marier à Las Vegas, se nourrir exclusivement dans des supermarchés bios de la chaîne Whole Foods, tweeter des heures durant. Paul n’est ni triste ni gai – il est. Il ne fait pas de différence entre sa vie sur le Net et ses faits et gestes offline. Les dialogues entre les personnages sont des chats, le style volontairement sous-écrit, à la fois plat et distendu. Parfois, une fulgurance poétique fait battre le cœur plus vite. On dirait une version contemporaine des Choses de Pérec mélangée à la mélancolie absurde de L’étranger de Camus. Il n’y a ni sujet, ni rhétorique, ni intériorité des personnages et, pourtant, quelle plongée fascinante et lucide dans la vie contemporaine. En quelques pages, pour autant que l’on s’abandonne à la musique litanique qui sourd de la langue faussement mécanique de Tao Lin, on glisse dans la blessure béante, à vif, d’un jeune homme qui ne s’amuse plus assez pour avancer sans savoir ce qu’il fait là. Pas d’états d’âme: le héros assiste en somnambule à sa propre vie. Le faire plutôt que l’être, dans l’espoir que du faire naissent l’être et le sens. Mais ni l’un ni l’autre ne viennent, abandonnant les personnages à leur présent continu. Taipei est un livre étonnant, déroutant, émouvant.
Faux timide. La première fois que Tao Lin est venu en France, il y a trois ans, pour la traduction en français de son précédent roman, Richard Yates, son éditrice Marion Mazauric s’arrachait les cheveux: distant, mutique, Tao Lin ne répondait que par onomatopées. Assis devant une salade et un verre de vin rouge, Tao Lin va mieux. Il dit que l’internet a sauvé les garçons solitaires comme lui, et on le croit. Il dit que son héros Paul «sait ce qu’il veut jour après jour, mais pas sur l’ensemble de sa vie», et que tous les jeunes qu’il connaît vivent ainsi, au jour le jour, en tentant déjà de réussir cela.
Il a été arrêté deux fois pour vol à l’étalage, épisodes dont il a fait une longue nouvelle hilarante publiée par le Diable Vauvert en parallèle à Taipei, Vol à l’étalage chez American Apparel. Il a longtemps été obsédé par les hamsters. Il a sur les avant-bras des tatouages naïfs représentant un hamster, justement, un poisson, un kangourou et la phrase «I’m going to die». «Ils sont là pour me rappeler certaines choses, comme de garder une âme d’enfant.» Il a financé Richard Yates, paru en 2010, en vendant six parts de 2000 dollars chacune. Un temps, il était si présent sur Twitter et autres plateformes internet que la réplique «Go to bed, Tao» était devenue une plaisanterie d’internaute.
Il a été arrêté deux fois pour vol à l’étalage, épisodes dont il a fait une longue nouvelle hilarante publiée par le Diable Vauvert en parallèle à Taipei, Vol à l’étalage chez American Apparel. Il a longtemps été obsédé par les hamsters. Il a sur les avant-bras des tatouages naïfs représentant un hamster, justement, un poisson, un kangourou et la phrase «I’m going to die». «Ils sont là pour me rappeler certaines choses, comme de garder une âme d’enfant.» Il a financé Richard Yates, paru en 2010, en vendant six parts de 2000 dollars chacune. Un temps, il était si présent sur Twitter et autres plateformes internet que la réplique «Go to bed, Tao» était devenue une plaisanterie d’internaute.
Taiwan ou New York. Après des années de colocation à Brooklyn, il a emménagé à Manhattan, 29e Rue, seul. Ses parents sont rentrés à Taiwan il y a cinq ans, après trente ans d’Amérique. «Ils n’avaient pas d’amis…» Lui reste un frère à New York. Il parle mandarin avec ses parents mais ne se sent pas bilingue. Ni Américain ni Taiwanais d’ailleurs.
Il mange bio parce que «la nourriture influence la conscience et la santé». Il ne voit pas de paradoxe à consommer, tout en mangeant bio, force drogues. «L’intérêt des drogues est de se sentir différent, ou d’intensifier une expérience. Les drogues d’usage psychédélique nous emmènent, elles, dans un autre monde, inconfortable mais désirable. C’est intéressant pour un écrivain.» Il a arrêté la caféine parce qu’il dormait «mal» la nuit.
Taipei est «100% autobiographique et 100% fiction». Il ne voit pas l’utilité d’inventer des histoires, utilise la matière de sa vie pour écrire. «C’est pratique. Pourquoi s’en priver? De toute manière, l’histoire n’est qu’un cadre. Un livre, c’est autre chose qu’une histoire.» Il écrit tout le temps, note sans cesse ce qu’il vit dans des carnets, sur ses blogs. Au moment de composer un nouveau roman, il réingurgite, recycle le tout. «Je pense tout le temps, donc j’écris tout le temps. Pour moi, écrire est une forme de pensée, plus organisée et plus profonde. La vie m’intéresse, les pensées sur la vie m’intéressent, donc écrire m’intéresse.»
Il ne pense pas qu’il représente la littérature contemporaine. «Ce n’est pas parce que je fais du name dropping que mes livres sont plus contemporains que d’autres. C’est même l’inverse. Si je mettais “un magasin d’habillement” au lieu de “American Apparel”, si j’écrivais “ordinateur” au lieu de “MacBook”, c’est cela qui serait daté.»
Il est fan de Pessoa, de Knut Hamsun, de Kafka dont il dit qu’on oublie à quel point ses livres sont drôles, de Richard Yates évidemment. Ses livres disent qu’au-delà des gestes du quotidien le sens de la vie échappe aux meilleures volontés. Qu’être jeune, artiste et Américain aujourd’hui rend mélancolique et désabusé. Qu’il existe un état entre le bonheur et le malheur, qu’il s’est donné pour mission d’explorer patiemment, passionnément. A la page 345 de Taipei, il y a peut-être une piste pour éclairer le mystère Tao Lin: «Allongé sur le dos, sur son matelas, il se dit sans certitude qu’il avait écrit des livres pour expliquer aux gens comment parvenir jusqu’à lui, pour décrire la géographie particulière de l’autre monde dans lequel il était reclus.»
A la toute fin, alors qu’il est en plein trip de champignons hallucinogènes avec sa copine Erin, qu’ils fixent une antenne qui s’élève sur le toit de l’immeuble comme si c’était une étoile dans le ciel, c’est malgré lui qu’il s’entend dire qu’il est «reconnaissant d’être en vie». Jusqu’à la fin, nous en aurons douté.
«Taipei». De Tao Lin. Au Diable Vauvert, 348 p. «Vol à l’étalage
chez American Apparel». Id., 90 p.
Tao Lin
1983 Naissance à Alexandria, Virginie.
2005 Diplômé de l’Université de New York.
2006 Publie son premier livre, un recueil de poésie intitulé You are a little bit happier than i am.
2007 Eeeee Eee Eeee et Bed, premier roman et premier recueil de nouvelles.
2008 Fonde la maison d’édition Muumuu House.
2008 Cognitive-behavioral therapy, poèmes, traduits en 2012 au Diable Vauvert, désormais son éditeur en français.
2009 Shoplifting from American Apparel, nouvelle, traduit cette année.
2010 Cofonde la compagnie de films documentaires MDMAfilms.
2010 Richard Yates, roman, traduit en 2012.
2013 Taipei, roman, traduit cette année.