Le pianiste et compositeur américain est un «recréateur» qui s’approprie les œuvres du passé pour les transcrire. Au Saint Prex Classics, il va jouer – et déjouer – Wagner.
D’aucuns se souviennent de Zelig, homme-caméléon fantasque incarné, dans un film de 1983, par Woody Allen, capable d’apparaître puis de disparaître, de se fondre dans un groupe et d’y exister pourtant pleinement. Uri Caine, pianiste, jazzman et compositeur, a certaines des facultés de Zelig. Quand il s’empare de l’univers d’un musicien du passé, il en épouse les formes, les traits de caractère, les spécificités d’écriture. Il jauge, observe, débusque et finalement intervient et transcrit. Jamais deux fois sous le même angle. Chaque compositeur a droit à sa relecture appropriée, parfaitement subjective, sans doute, mais pertinente et surtout passionnante.
De sa voix aussi grave que celle d’un Sarastro, le musicien né à Philadelphie rappelle sa double appartenance: études de piano et de composition, notamment auprès de George Crumb, ainsi que carrière dans le monde de l’improvisation. Jazzman très prolixe, présent sur la scène internationale au cœur d’innombrables formations, il a gardé des liens très forts avec la musique dite classique et trouvé, selon sa formule, «des gens qui partagent avec lui ces standards musicaux». Sauf qu’Uri Caine compose plus qu’il n’improvise lorsqu’il se penche, par exemple, sur Schumann, Beethoven, Mahler ou Wagner.
Impro et folies. A chaque fois, les enregistrements (produits par la firme allemande Winter & Winter) témoignent de l’aboutissement de sa démarche aussi psychologique que musicale. Uri Caine choisit sa ligne de mire, d’admiration, et va droit au but. Il s’entoure alors d’un quatuor à cordes, d’un ensemble de musique de chambre, de chanteurs, d’instruments électriques ou d’un peu tout à la fois.
Ses Variations Goldberg selon Bach débutent sagement, au forte-piano Silbermann, puis au clavecin avec viole de gambe, puis avec d’autres instruments (violon, trompette baroque…). Puis des voix s’élèvent en un choral sans paroles intrigant et déconnecté. Les aventures continuent. Bach est pris en otage au fil de passages déconstruits et bruyants avant de retomber sur ses pieds, tellement stables qu’ils demeurent fermes. «Bach construit sa musique sur les lignes de basse, il s’inspire de danses, s’appuie sur les cadences, observe Uri Caine, les improvisations sont possibles avec lui.» Improvisations qui ressemblent plus à des échappées empreintes de folie, d’éclats, très libres. Tout le contraire d’un Beethoven dont Uri Caine a composé, pour piano et orchestre, des sortes de doubles des Variations Diabelli: «Peu de place pour improviser avec lui! Mais j’aime faire ressortir son caractère tour à tour humoristique, sarcastique, exubérant et, à la fin de sa vie, impénétrable.» Des allusions à certaines symphonies apparaissent, douces, consolatrices ou fantomatiques, comme filtrées par le temps et son usure. Ces variations en forme de concerto pour piano et orchestre, enregistrées avec le Concerto Köln, sur instruments anciens, sont un magnifique exemple du travail compositionnel d’Uri Caine, hommage, troublant et complice, qu’il adresse au solitaire Beethoven.
Pas un provocateur. Et Wagner, le bicentenaire de l’année? Uri Caine le décrit en quelques phrases: «Il n’a pas d’humour, il est hystérique, égomane. Sa musique est brillante, très mobile, harmoniquement fascinante…» Wagner ne swinguera pas sous les doigts d’Uri Caine et de ses complices de concert. Il va apparaître, si le regard du transcripteur n’a pas changé depuis son enregistrement Wagner in Venezia, dans tout son génie obsessionnel et visionnaire. C’est ainsi que le perçoit Uri Caine et qu’il nous le raconte, à travers un miroir un brin déformant qui modifie les tempos, l’instrumentation et les durées, refaçonne le temps et l’architecture des œuvres.
Lors de ce prochain concert, le pianiste américain promet donc Wagner ainsi que d’autres compositeurs. Mozart, peut-être? Uri Caine a tendance à bousculer Amadeus quand il est un peu trop guindé, à déglinguer sa machine bien huilée et charmante; et à accorder en revanche tout l’espace à Wolfgang quand ce dernier tourne superbement le dos aux mondanités.
Le pianiste américain n’est pas un provocateur. Il convoque dans notre présent les compositeurs d’antan, il les interpelle, les sort de leurs rails, dialogue avec eux, leur permet, à titre posthume et sans leur demander leur avis, bien sûr, de vivre des expériences intelligentes et de traverser le mur du son. Il se nourrit de chacun d’eux, sous les projecteurs, sans complexes, et les recrache plus vivants ou plus étranges que jamais.
Metteur en scène sonore, Uri Caine explique être actuellement occupé par ses propres compositions, quatuor et œuvre pour orchestre qui rejoignent son important catalogue personnel. Reste que le prochain défunt sur lequel il se verrait bien poser son scalpel et exercer ses perceptions pourrait bien être Albéniz. Une autopsie musicale au soleil!
Uri Caine & Friends: Saint-Prex, Luna. Ve 30 août, 20 h 45.
Les Saisons de Richard Galliano
Il a sorti l’accordéon de son «ghetto», comme il dit, et le promène depuis près de quarante ans dans des univers les plus inattendus. Il a été le complice de chanteurs aussi divers que Reggiani, Barbara (bien sûr!), Aznavour ou, véritable frère d’apparence, de coups de swing et d’accent du Sud, de Claude Nougaro. Richard Galliano a conservé la tranquille humilité et l’écoute développées au contact de ces chanteurs magnifiques et complexes. Mais il est surtout un arpenteur de répertoires. L’accordéon qu’il tient contre lui, et sait faire sonner de manière inimitable, n’a de comptes à rendre à personne ni à une quelconque tradition. Un accordéon libre d’accrocher à ses bretelles les musiques qui passent et de les faire respirer. Ainsi, qu’il joue du jazz, qu’il «new musette» ou continue à rêver le «Tango nuevo» sur les traces de Piazzolla, Richard Galliano s’appuie sur la solide candeur du pionnier. Ce qui n’empêche pas des petits vertiges: il avoue suivre assidûment, depuis ce printemps, le devenir de son récent enregistrement des Quatre saisons de Vivaldi (sorti, comme son précédent disque consacré à Bach, chez Deutsche Grammophon). Il sourit et lance, avec une joie sans mélange: «Les résultats sont bons… Quelle belle récompense, c’était un challenge vu l’instrument! J’ai attendu d’avoir presque 60 ans pour pouvoir mener à bien de tels projets de musique classique. Le fait que le public me suive est une excellente chose pour l’accordéon», l’instrument de sa vie, depuis l’enfance. Ce qu’il adore jouer, ces temps? Des Valses de Chopin: «Certaines conviennent parfaitement, je les joue pour le plaisir. Peut-être, qui sait, que j’en enregistrerai un jour?» Immense sourire – toujours cette assurance candide, à la fois fière et affable.
Richard Galliano ne connaît Nigel Kennedy que par le disque. Habitué à collaborer avec un grand nombre de formations et de musiciens, dont un sextuor à cordes très fidèle, il aborde l’aventure de ce concert à inventer avec une gourmandise certaine, même s’il trouve le projet de ce «duo improvisé» un peu gonflé! «Nous allons nous rencontrer, établir des ponts entre nos musiques… C’est bien que des organisateurs proposent des projets aussi atypiques.» Galliano et Kennedy: les risques – mesurés – du métier.
Nigel Kennedy et Richard Galliano: Saint-Prex. Luna. Sa 31 août et di 1er septembre, 20 h 45.