Trois ans après le sublime «Melancholia», le trublion danois présente «Nymphomaniac», un film en deux parties pour lequel il a fait appel à des acteurs pornos.
Dans la carrière de Lars von Trier, il y a un avant et un après Festival de Cannes 2011. Tout d’abord parce que, cette année-là, le cinéaste danois était pour la dixième fois en compétition sur la Croisette avec un film stupéfiant, le plus abouti de sa riche filmographie. Œuvre ambitieuse à la beauté insondable, tragédie philosophique d’une rare intensité, Melancholia passait avec brio du micro au macro, d’un drame familial cristallisé autour d’un mariage raté aux derniers jours avant la fin du monde.
En mai 2011, la plus prestigieuse manifestation cinématographique de la planète, celle-là même qui a contribué à faire de lui, dès le milieu des années 80, l’un des grands noms du nouveau cinéma d’auteur européen, était dans le même temps le théâtre d’une provocation de trop (lire encadré page suivante). Mais finalement Lars von Trier n’a-t-il jamais fait autre chose que provoquer? Le voici par exemple qui ouvre l’année cinéma 2014 avec Nymphomaniac, un diptyque racontant par le menu cinq décennies de pérégrinations sexuelles d’une nymphomane. Le film ne se refuse rien, surtout pas des plans explicites pour lesquels le réalisateur a fait appel à des acteurs venus du porno, sur lesquels il a ensuite «collé» numériquement la partie supérieure du corps de ses comédiens.
Peurs enfantines. Son goût pour la provocation, von Trier le doit peut-être à l’éducation très permissive qu’il a reçue. Comme l’explique Jean-Claude Lamy dans son ouvrage Lars von Trier - Le provocateur (Ed. Grasset, 2005), il a en effet dès son plus jeune âge été livré à lui-même, sa mère le laissant par exemple décider s’il voulait aller ou non à l’école – il la quittera finalement à 14 ans, avant de s’inscrire plus tard en candidat libre aux épreuves de baccalauréat. Comment faire, dans ces conditions, pour se rebeller? D’autant plus lorsqu’on vit au royaume du Danemark, un pays extrêmement libertaire. Le jeune Lars, très vite, décide que c’est en tant qu’artiste qu’il fera parler de lui. Il s’essaie alors à la peinture, écrit un roman que refusent tous les éditeurs auxquels il l’envoie, mais s’éprend plus que de tout autre du septième des arts, auquel l’initie son oncle, le cinéaste Børge Høst.
Von Trier, qui a rajouté une particule à son nom pour évoquer les fantômes d’Erich von Stroheim et de Josef von Sternberg, reçoit sa première caméra à 10 ans et se lance très vite dans la réalisation de courts métrages. Quelques années plus tard, son premier film, dans lequel il fait preuve d’une certaine ambition, s’ouvre sur la mort d’un jeune garçon, écrasé par un camion. Dès lors, son cinéma sera nourri par ses phobies. Il ne cessera de parler de mort, de maladie, de souffrances tant physiques que morales. Des peurs enfantines qu’il doit à sa mère, qu’il définit comme une garce.
Dans sa volonté de ne rien cacher à son fils, elle lui disait, au lieu de le rassurer, que, oui, il arrive que des enfants meurent durant leur sommeil… Sur son lit de mort, elle lui assénera le coup de grâce: ce père qu’il avait tant aimé, ce juif duquel il tenait son humour particulier et son sens de l’autodérision, n’était pas son vrai père. Son géniteur biologique, qui n’a jamais voulu le reconnaître, était Allemand! Fier de sa judéité, le réalisateur se découvre des origines nazies, ce qui n’arrange en rien ses troubles identitaires.
Convaincu que les artistes doivent souffrir pour créer, enclin à affirmer que le cinéma lui a évité un séjour en hôpital psychiatrique, von Trier s’est fait remarquer dès son cursus à l’Ecole nationale du film de Copenhague, non seulement par son volontarisme à toute épreuve – il travaillait jour et nuit –, mais aussi par son désir incessant d’expérimenter tout en théorisant sa vision du cinéma. Bien que claustrophobe, agoraphobe, hypocondriaque et maladivement timide, il a toujours tout fait pour attirer l’attention, s’offrant par exemple dans un de ses courts métrages le rôle d’un peintre juif se déguisant en femme et en nazi, ce qui lui a valu la réputation, comme le souligne Jean-Claude Lamy dans sa biographie, d’un calculateur ayant mis au point une redoutable stratégie de conquête du monde.
Von Trier a toujours divisé et divisera toujours, même ses fans. Alors que certains ne jurent que par ses réalisations les plus audacieuses, vénèrent sa faculté à multiplier les symboles abscons, parfois même pour lui, d’autres admirent ses mélodrames larmoyants, Breaking the Waves (1996) et Dancer in the Dark (2000), dans lesquels le scénario compte autant que la recherche formelle. Ses détracteurs ne voient quant à eux, quoi qu’il arrive, que des films vides et prétentieux, voire démagogiques.
Mauvaise personne. Trois ans après Melancholia, son film le plus unanimement salué, Nymphomaniac divisera une fois de plus. Les premiers plans de la première partie du diptyque portent la signature du cinéaste. On y écoute la pluie tomber comme la voix off d’Europa (1991) nous incitait à le faire, pluie qui devient mélodique à l’instar des machines et outils de Dancer in the Dark, avant de découvrir Joe (Charlotte Gainsbourg), gisante et blessée. Recueillie par Seligman (Stellan Skarsgård), cette nymphomane se définissant comme «une mauvaise personne» va alors lui raconter sa vie à l’aune de ses nombreux amants.
De ses aventures sexuelles, elle ne semble tirer que de la honte et du mépris envers elle-même. Le concept de péché est l’aspect le moins charitable de la religion, lui rétorque Seligman, qui admire le pouvoir des femmes et compare leurs techniques de séduction à l’art de la pêche à la mouche! Plus loin, c’est la suite de Fibonacci et Le petit livre d’orgue de Bach, dans un triple split screen virtuose, que convoquera von Trier. Mais finalement, où veut-il en venir? Il faudra attendre la seconde partie, qui s’annonce plus sombre et dramatique, pour savoir s’il a quelque chose à dire sur le sexe.
Pour l’heure, si Nymphomaniac vol. 1 force le respect par sa maîtrise formelle et sa direction d’acteurs – dans le rôle de la jeune Joe, la top-modèle Stacy Martin est sidérante –, on reste pantois devant l’accumulation des thèmes qu’il brasse de manière parfois très candide.
«Nymphomaniac vol. 1». De Lars von Trier. Avec Charlotte Gainsbourg, Stellan Skarsgård, Stacy Martin et Shia LaBeouf. Danemark/Allemagne/Belgique/France/Angleterre, 1 h 50. Sortie de la seconde partie le 29 janvier.
Quatre manières d’envisager l’art de la provocation
«EPIDEMIC» (1987) Afin de déjouer les attentes, Lars von Trier se lance, après l’ambitieux The Element of Crime, dans la réalisation d’un film à très petit budget. Epidemic sera son œuvre la plus personnelle, puisqu’il y cumule les fonctions de réalisateur, scénariste, producteur, acteur, cadreur, preneur de son et monteur. Comme s’il avait voulu effacer l’étiquette de jeune prodige reçue à Cannes en 1984, il signe un long métrage hermétique – sur fond de cinéma, de maladie et d’hypnose – qui déroutera la critique et le public.
«LES IDIOTS» (1998) Lorsqu’il est étudiant à l’Ecole nationale du film de Copenhague, von Trier émet déjà l’idée de réaliser un film porno. Dès ses premiers courts métrages, la mort, la maladie et le sexe sont des éléments clés de son univers. Plus de quinze ans avant Nymphomaniac, il fait appel pour Les idiots à des acteurs X afin de doubler les comédiens dans des scènes de sexe explicites. Ces plans hard sont importants, car ils amènent de la dangerosité au film, dira-t-il. On peut aussi les estimer gratuits.
«DOGVILLE» (2003) L’expérimentation est l’un des moteurs de von Trier, pour qui les recherches formelles sont souvent passées avant la construction narrative. Pour Dogville, le Danois se lance un double défi: la direction d’acteurs d’envergure internationale, Nicole Kidman en tête, et la dématérialisation des décors. En lieu et place des rues et maisons dans lesquelles il situe son récit, il dessine des lignes blanches. Entre théâtre filmé et cinéma théâtralisé, la proposition se révèle passionnante.
CANNES (2011) Dans la foulée de la projection de presse de Melancholia, qui laisse la critique internationale béate d’admiration, von Trier prend place face à un parterre de journalistes. Cet agoraphobe qui déteste plus que tout qu’on lui demande d’analyser ses films se lance alors dans un discours maladroit où il affirme avoir de l’empathie pour Hitler. Malgré ses excuses, le Festival de Cannes le déclare «persona non grata». Pour la première fois, son humour douteux et son goût de la provocation suscitent incompréhension et rejet.