Créé il y a cent ans par Stravinski et les Ballets russes, «Le sacre du printemps» revient fin décembre à Lausanne dans sa version popularisée par Maurice Béjart.
«Le sacre du printemps» d’Igor Stravinski aura vécu un flamboyant centenaire: restitution de sa chorégraphie originelle, création de nouvelles versions du ballet et, en guise de point d’orgue à Lausanne dès le 18 décembre, la reprise très attendue de la production que Maurice Béjart créait, en l’espace de trois semaines à peine, pour le Théâtre de la Monnaie en 1959. L’occasion de se pencher sur les images fortes et rythmées d’un Sacre aussi irrésistible qu’indémodable.
Vêtus de tuniques de couleurs vives ou de peaux de bêtes, coiffés d’étranges chapeaux, grimés, rustiques, courbés, les hommes piétinent le sol. Ils s’entrecroisent dans des rondes étranges et menaçantes. Les femmes font de petits pas de paysannes timides, engoncées dans leurs jupons. Rien à voir avec les ballets d’élégance et de tutus volants en vogue sous les lustres des théâtres. Le scandale tonitruant qui marqua la création du Sacre du printemps – ou plutôt de son «Massacre», comme le titra immédiatement un journal – doit autant à la vision de ces danseurs au folklorisme brut et archaïque, qui déclenchèrent rires et moqueries, qu’à la partition chaotiquement rythmée de Stravinski que Debussy caractérisa, avec une finesse malicieuse, de «musique de sauvages avec tout le confort moderne».
Nijinski hué. Dans le tout nouveau Théâtre parisien des Champs-Elysées, en ce soir de mai 1913, les injures fusent, les cris du public couvrent l’orchestre, forçant le chorégraphe Nijinski à hurler les consignes à ses danseurs depuis les coulisses. Au pupitre, Pierre Monteux est le seul à faire comme si de rien n’était. Impassible, concentré, fasciné aussi, il dirige cette œuvre techniquement difficile à l’esthétique sans précédent. Son assurance imperturbable se révèle visionnaire: les débuts houleux de «La crasse du tympan» (Marcel Duchamp dixit) ne se reproduisirent pas lors des exécutions ultérieures en version de concert. Ce n’est pas tant la musique qui choqua que les visions qu’elle déclenchait, d’un exotisme coloré, naïf et cruel, des visions d’un «grand rite sacral païen» où une jeune fille, l’Elue, «danse à la mort», sacrifiée «pour rendre propice le dieu du printemps», comme le décrit Stravinski dans ses Chroniques.
Le 29 mai dernier, pile cent ans plus tard, dans le même Théâtre des Champs-Elysées, la troupe du Mariinsky donnait la version originelle du Sacre selon Nijinski, colorée, trépidante, d’une cruauté digne des mythes ancestraux, puis la version récente de la chorégraphe allemande Sasha Waltz, née en 1963. Entre les corps ici à peine vêtus, la confrontation est tout aussi réelle mais surtout réaliste, violente, aiguillée par l’opposition entre l’individu, l’Elue, et un collectif qui n’a besoin ni de masques ni de costumes pour être menaçant. La douleur et la peur s’incarnent dans le corps de la femme qui chute et rechute, dans ses gestes spasmiques qui rappellent la chorégraphie tourmentée de Pina Bausch, en 1975.
Energie brute et sauvage. Si les chorégraphies du Sacre, ces dernières décennies, n’ont pas pris en compte l’aspect «ethnologique» du déroulement de l’œuvre («Adoration de la terre» puis «Sacrifice»), elles vibrent toutes d’une même énergie brute, sauvage, violente. On retrouve à coup sûr le rituel des «rondes» qui n’ont rien d’enfantin, les corps dans des postures guerrières – d’attaque ou de défense. Comme si la partition de Stravinski, par sa densité de rythmes et d’harmonies serrées, guidait les corps aussi sûrement que le fouet du dompteur.
On est au cœur de la confrontation, de la lutte entre la vie et la mort, entre prédateurs et victimes. Le monde des hommes envahit celui des femmes, soupèse chacune d’elles, empoigne, teste, compare, avant de jeter son dévolu sur l’Elue – la malchanceuse qui tremble puis se bat, le plus souvent en vain. C’est le cruel jeu du foulard rouge, chez Pina Bausch. Ou le défilé humiliant des femmes-marchandises apeurées, à la démarche chancelante, dans la chorégraphie d’Uwe Schulz, qui se clôt sur la vision de l’Elue, telle une poupée désarticulée, écartelée, vaincue.
Sensualité primale. Sortant, à la fin des années 50, d’expériences chorégraphiques sur des œuvres de musique concrète, Maurice Béjart découvre la partition du Sacre avec ravissement. A l’écoute de cette musique évocatrice, puissante, tellurique, il ne retient pas la cruauté du conte mais la sensualité primale, festive et sacrée de l’éveil au printemps, saison où la terre attend d’être ensemencée et les corps de se féconder. Les «Images de la Russie païenne» donnent naissance à des visions de création du monde.
L’Elue n’est plus la vierge sacrifiée au bénéfice d’une collectivité paysanne qui craint pour sa survie alimentaire. Elle n’est pas encore la proie d’un prédateur individualiste et dominant qui parvient à ses fins sous les yeux de complices passifs et envieux. L’Elue est la femme, terre, mère, qui donne vie au désir. Les corps sont en position d’attente et d’éveil, ils vont bientôt s’élever, se fondre, s’aimer en apothéose. La chorégraphie privilégie évidemment deux solistes, deux élus, mais chaque danseur de la troupe porte en lui une même tension amoureuse, dans une précision d’ensemble aussi implacable que celle exigée de l’orchestre. Béjart organise la hiérarchie entre les mâles – confrontations et duels. Puis il montre les femmes, leurs chevelures libres de prêtresses, vestales et magiciennes. Il suscite enfin la femme-oiseau grâce à laquelle ces deux univers vont s’apprivoiser: «Que ce ballet soit donc, dépouillé de tous les artifices du pittoresque, l’Hymne à cette union de l’Homme et de la Femme au plus profond de leur chair, union du ciel et de la terre, danse de vie ou de mort, éternelle comme le printemps!»
Le Sacre selon Béjart apparaît comme une parenthèse bénie entre le conte archaïque cruel et son adaptation moderne. Témoin de l’époque de sa création, il est hymne à l’amour, à la libération, à l’utopie, l’extase remplace le sacrifice. Béjart s’est nourri de Stravinski et lui a insufflé la joie. Reste le point commun avec la chorégraphie d’origine: les corps vont à l’essentiel. Selon la formule de l’écrivain-journaliste Jacques Rivière, «la vraie grâce se moque du gracieux».
Lausanne, Théâtre de Beaulieu.
Du me 18 au sa 21, 20 h. Di 22, 18 h. 021 641 64 80.
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«Anima Blues», une chorégraphie de Gil Roman à découvrir à Lausanne
Le sacre est associé à Anima Blues de Gil Roman, datant de février dernier, une «longue ballade blues» inspirée à la fois par la silhouette d’Audrey Hepburn et par les travaux du psychiatre et essayiste suisse Carl Gustav Jung. «Chaque homme porte en lui une femme, et c’est cet élément féminin que j’ai appelé l’Anima», note le chorégraphe, qui parle aussi de «road ballet», clin d’œil aux grands espaces, pour caractériser sa création, à laquelle la musique des deux musiciens de City-percussion apporte, entre roulis et sifflements de train, une dimension d’évasion, d’horizontalité, de «flashs» et de voyages.
Pour parfaire ce programme sous le signe de la fusion amoureuse, retour aux sources des Ballets russes avec Le spectre de la rose», sur une musique de Carl Maria von Weber (Invitation à la valse) orchestrée par Berlioz, un classique réinventé ici par Christophe Garcia, ancien danseur de la compagnie Béjart. Inspiré d’un poème de Théophile Gautier, ce rêve hanté est celui d’une jeune fille qui entend l’amour et le reproche d’une rose accrochée à son corsage: «Je suis le spectre d’une rose que tu portais hier au bal. Tu me promenas tout le soir, ô toi qui de ma mort fus cause…»
La création du ballet, en 1911, fit sensation: Vaslav Nijinski y dansait des solos et des figures jusqu’alors réservées aux seules femmes. Il portait son propre corps et non seulement, comme c’était jusqu’alors le cas, celui de sa partenaire. Les pas de deux de ce Spectre marquèrent un tournant dans l’histoire de la chorégraphie.