Quels livres, quels disques, quels films retenir de l’année écoulée? Les critiques culturels de «L’Hebdo» livrent leurs coups de cœur absolus. A lire, à voir, à offrir.
La grande bellezza
FILM Il y a une justice: boudé par le jury du Festival de Cannes en mai dernier, le «grand œuvre» de Paolo Sorrentino a triomphé lors de la cérémonie des Prix du cinéma européen – meilleurs film, réalisateur, acteur et montage. Plongée désenchantée dans une Rome hantée par des bourgeois à la flamboyante vanité, une métaphore évidente de l’Italie berlusconienne, La grande bellezza est un long métrage grandiloquent et dense dans lequel Sorrentino cite Fellini et Scola, tout en affirmant son langage cinématographique.
On sort ébouriffé et bouleversé de cette tornade esthétique sublimée par Toni Servillo, un très grand comédien. SG
Racine carrée
DISQUE Stromae,
ou l’irruption qui change la donne. Ressenti au départ comme l’homme d’un tube (Alors on danse, gros succès 2010), le jeune maestro belge a désormais mis tout le monde d’accord: voilà un artiste immense et appelé à marquer ce début de siècle. Son Racine carrée conjugue dureté et tragédie des paroles qui disent l’époque, tristesses et faux-semblants, avec un son unique d’eurodance mâtiné de rythmes aux tropicales mélancolies. Le résultat (Formidable, Papaoutai) bouleverse absolument. CP
Pushin’ Against a Stone
DISQUE Valerie June, de Jackson, Tennessee, est la miraculeuse révélation blues folk 2013. Une façon de grincement dans la voix, manière d’arrangements qui sonnent comme si elle jouait sèche et râpeuse façon whisky, pour les copains dans la grange à côté. Mais la grange brûle comme un feu d’herbes sèches: banjos et trompettes, gospel de crépuscule, moiteurs du Mississippi. Pushin’ Against a Stone, opus 2013, a été couvé par Dan Auerbach, l’homme des Black Keys. Après son passage remarqué à Montreux l’été dernier, Miss June sera au prochain Cully Jazz Festival. CP
The Golden Age
DISQUE Percussions tribales, cuivres conquérants, cordes aériennes, piano mélancolique, le tout traversé de samples tendus et porté par une voix à la fragilité troublante. Le Français Yoann Lemoine, alias Woodkid, signe avec The Golden Age un album ambitieux qui n’a pas peur de l’emphase et de la multiplication des couches. Du retour de Bowie au triomphe de Nick Cave, l’année 2013 n’a pas été avare en grands disques. Mais peu auront inventé, comme ce premier essai tout en clairs-obscurs, quelque chose de nouveau. SG
Django Unchained
FILM Après avoir réinventé dans Inglourious Basterds la fin de la Seconde Guerre mondiale, Quentin Tarantino raconte, dans les Etats-Unis ségrégationnistes de l’avant-Sécession, l’épopée sanglante d’un esclave noir et d’un chasseur de primes allemand. Usant comme à son habitude d’une bande-son tonitruante n’ayant pas peur des anachronismes, d’une violence stylisée et de nombreux clins d’œil cinéphiles, l’Américain revisite avec brio l’histoire de son pays pour défendre l’idée d’une Amérique métissée – comme il défend celle d’un cinéma bigger than life, fusionnant les genres et les approches esthétiques. SG
Treme (saison 3)
SERIE A la façon dont Sur écoute racontait Baltimore, Treme, série très musicale produite par HBO, raconte La Nouvelle-Orléans après l’ouragan Katrina. Dans le quartier de Tremé se jouent des destins, tromboniste ou cuisinière blanche, promoteur ou gardien de la tradition. La première saison, sortie en 2010, se concentrait sur 2006, juste après la catastrophe, et celles d’après suivent la chronologie, retour des habitants, délinquance et espoir. Peinture sociale, musique extraordinaire, l’émotion est montée avec les dix épisodes en coffret de cette saison 3, juste avant une quatrième, courte, annoncée comme la dernière. CP
La vie d’Adèle
FILM Oubliez les débats enflammés autour des scènes de sexe lesbien, oubliez la polémique initiée par Léa Seydoux sur les méthodes du réalisateur Abdellatif Kechiche. Oubliez même la Palme d’or cannoise. La vie d’Adèle est surtout un très grand film, un récit initiatique d’une intensité rare, entre premiers émois amoureux, découverte du sexe et de la littérature, puis entrée dans le monde des adultes. C’est aussi une éblouissante leçon de cinéma, qui impressionne par son audace à entremêler gros plans, visée naturaliste et recherches formelles – les corps filmés comme des statues en mouvement. SG
Canada
ROMAN L’écrivain américain Richard Ford a écrit ici son chef-d’œuvre sur la famille, la manière de s’en détacher et de tuer père et mère d’un seul coup en traversant malgré soi la frontière entre les Etats-Unis et le Canada alors qu’on a 15 ans et que ses parents se retrouvent en prison pour un hold-up minablement raté. Roman d’apprentissage ample et minutieux, délicat et poignant, Canada (L’Olivier) est une para- bole de cet Ailleurs – la nature violente et sauvage du Canada – qui permet de se réinventer pour autant que l’on abandonne tout derrière soi. Il interroge la normalité, l’exil et l’aptitude au bonheur de ses protagonistes – autant que de ses lecteurs. IF
Les Mensch
ROMAN Les Mensch ne peuvent pas partir en vacances, ils n’ont pas assez d’argent. Alors ils se cachent dans leur cave, et font croire à leurs voisins qu’ils se sont envolés sous d’autres latitudes, rejoindre les cocotiers. Le Fribourgeois Nicolas Couchepin signe avec Les Mensch (Seuil) un ambitieux roman polyphonique sur une famille qui nous ressemble. Un thriller psychologique dont le personnage le plus obsédant est peut-être le décor: cette cave où se nouent les secrets. Un livre labyrinthe qui fera date. JB
Le quatrième mur
ROMAN Il y a longtemps qu’on n’avait pas lu un livre aussi brûlant, tendu, intense et sublimement vain que ce Quatrième mur (Grasset). Vain parce que malgré toutes les bonnes volontés du monde, celle de l’auteur, Sorj Chalandon, celle de son personnage, jeune étudiant gauchiste qui tente de monter Antigone d’Anouilh dans le Liban ravagé par les affrontements de 1982, rien n’arrête la guerre. Pas même, surtout pas, une pièce de théâtre. On a rarement écrit une œuvre aussi forte sur les passions ambiguës qui naissent de la guerre, sur l’amour entre les hommes de bonne volonté et la désillusion d’une génération qui pensait savoir où était le bien et le mal, et la vérité. IF