C’est une évidence. Après l’avoir entendue, impossible d’écouter d’autres interprètes de Mozart, Bach ou Chopin. Elizabeth Sombart ne joue pas: elle est la musique, le silence entre les phrases, la lumière du dernier accord. La pianiste, fondatrice de la Fondation Résonnance à Morges, a attendu trente ans avant d’enregistrer les Nocturnes de Chopin qu’elle joue pourtant depuis toujours: ce disque est un événement, tout comme le concert qu’elle donne le 15 décembre. Entretien sans complaisance autour de Chopin en particulier et de la musique classique, cette mal-aimée, en général.
Les Nocturnes
«Chopin n’a pas inventé la forme du nocturne, c’est l’Irlandais John Field, mais Chopin l’a transformée. Il faut écouter le No 17! Il donne l’impression d’un patchwork, mais quelle modernité absolue! Le nocturne est la forme qui convient le mieux à la nature lunaire, pudique, secrète et introvertie de Chopin. Le No 13 en do mineur, par exemple, a été écrit à la suite d’une crise mystique où Chopin est resté enfermé plusieurs jours dans l’église Saint-Germain à Paris… Même si le nocturne est une pièce courte – aucun ne dure plus de sept minutes chez Chopin –, il permet de grands contrastes et ruptures. Intimement liée à la nostalgie et à l’exil intérieur, c’est une forme qui permet l’espérance: à chaque fois, Chopin, profondément spirituel, finit sur un accord lumineux qui symbolise un retour au cosmos. Ses Nocturnes célèbrent la communion de la musique et de la poésie, du son et de la parole.»
Jouer les Nocturnes
«Je ne pense pas que l’on puisse bien les jouer avant l’âge de 50 ans. Il faut de la maturité: ils racontent la graduation progressive de la maturation d’une âme, à la manière d’une échelle de Jacob. Chopin a écrit son premier nocturne (le No 20) lorsqu’il avait 17 ans, en 1827, et le dernier (le No 19) quelques mois avant sa mort en 1846. Ce dernier nocturne est un vrai adieu. L’écriture de la main gauche est un appel, un questionnement qui n’attend plus de réponse. Chopin utilise pour la seule fois de toute son œuvre l’indication de jeu “aspiramente”, que l’on peut traduire par “en étant aspiré”. La tierce majeure finale, après un morceau entièrement en mineur, nous mène à la plénitude. L’âme a alors atteint l’apogée de son état spirituel.»
Enregistrer les Nocturnes
«J’ai déchiffré mes premiers nocturnes à l’âge de 12 ans, lorsque je suis tombée amoureuse d’une simple mesure du grand Nocturne en ré bémol No 8 que je pouvais jouer des heures durant. J’ai joué en concert les Nos 7 et 8 dès mes 19 ans. Deutsche Grammophon a tout de suite voulu que j’enregistre une intégrale des Nocturnes. J’ai refusé. Ce n’est qu’il y a deux ans que j’ai senti que c’était le moment, que désormais je ne trahissais pas Chopin. Ses Nocturnes sont un apostolat de la consolation. Ce n’est pas vous qui choisissez le nocturne, c’est le nocturne qui vous appelle. Comme pour ses deux concertos: je vais enfin les enregistrer, en mai, au studio mythique d’Abbey Road, avec le Philharmonique de Londres. J’aurai alors enregistré tout ce que j’aime, et je souhaite désormais jouer ce que j’ai enregistré. Les disques doivent mener les auditeurs aux concerts, pas l’inverse. La musique numérique est un désastre pour la musique classique. On perd 50% de la qualité du son entre le concert et le disque, on en perd encore 50% du disque au format numérique.»
Concert du 15 décembre
«Je donnerai le concert du 15 décembre dédié aux Nocturnes avec un narrateur. L’intensité de l’émotion est telle après deux ou trois nocturnes qu’il est bien de faire une pause. Le silence est aussi important que la musique elle-même. Dans le Nocturne No 9, Chopin utilise même le silence comme élément mélodique. C’est audacieux et moderne, du Cage avant l’heure! Les explications d’un narrateur permettent aussi aux auditeurs d’entrer plus profondément dans l’œuvre. On n’écoute pas de la même manière en sachant certaines choses sur le destin de Chopin. Ainsi, il avait peur d’être enterré vivant et a demandé que l’on brûle la plante de ses pieds avant de prononcer son décès. Et si son corps est enterré au cimetière du Père-Lachaise à Paris, son cœur est enterré en Pologne…»
Musique classique
«Nous autres musiciens classiques sommes des dinosaures. Nous représentons quelque chose comme 0,001% du marché de la musique. Heureusement qu’il y a 50 millions de Chinois qui jouent du piano! Ce sont eux qui vont nous sauver! Cet engouement est récent, une génération tout au plus. Ce pays a une vraie sensibilité pour le classique. J’ai entendu le très médiatisé Lang Lang jouer Rachmaninov, je pense qu’on ne peut pas le jouer mieux, même si je n’aime de loin pas toutes ses interprétations. Si les salles de concerts classiques sont vides, ce n’est pas à cause de la musique elle-même mais parce qu’on a mis en avant la technique au détriment de l’émotion. C’est aussi un milieu qui s’est fermé sur lui-même, avec les mêmes interprètes ou chefs d’orchestre qui tournent dans toutes les salles de concerts. La musique classique a été la victime d’un gros mensonge: on a fait croire qu’elle était réservée aux élites. Rien de plus faux!»
Ressusciter la musique classique
«Le public a des a priori: il faut lui faire enlever plus que son manteau au vestiaire! Pourquoi n’y a-t-il pas plus d’éducation musicale à l’école? A nous, musiciens, de nous démener! A nous d’amener les gens à notre musique, de jouer partout où nous pouvons, des hôpitaux au Victoria Hall! C’est pour cela que j’ai créé la Fondation Résonnance. En Suisse, elle fait quelque 250 interventions musicales par an, dans des maisons de retraite, des hôpitaux, des prisons, des écoles. Moi-même, j’en fais une centaine. Dans un EMS, une femme me disait: “Vous jouez trop bien pour être ici!” – c’est justement parce qu’on peut jouer au Carnegie Hall que l’on peut jouer dans un EMS! Nous avons une image élitiste, alors que la musique classique parle toujours aux gens. Elle n’est pas datée. Ce qui est universel est hors du temps. Il n’y a pas un mariage ou un enterrement sans un morceau de Bach, et je ne connais personne qui n’ait pas été touché en entendant Mozart ou Schubert pour la première fois. Mais il faut du temps pour les écouter. Et le temps, c’est ce qui manque aujourd’hui où l’on préfère zapper.»
Famille
Mes pianistes préférés s’appellent Alfred Cortot, Edwin Fischer, Wilhelm Kempff, Artur Schnabel. Je sais qu’ils sont tous morts, mais ce sont eux ma famille…»
«La vie de Chopin à travers ses Nocturnes.»
Concert. Avec Jean-Marc Aymon, historien de la musique.
Morges, Théâtre de Beausobre. Dimanche 15 décembre, 17 h.
Res. 021 802 64 46 ou www.resonnance.org
«21 Nocturnes». CD. Par Elizabeth Sombart. Fondation Résonnance.
Elizabeth Sombart
Née à Strasbourg, elle étudie le piano dès l’âge de 7 ans. 1er Prix national de piano à 16 ans, elle étudiela phénoménologie musicale avec Sergiu Celibidache et développe sa propre «Pédagogie Résonnance du son et du geste». Elle se produit en soliste dans le monde entier, enseigne et fonde en 1998 à Morges la Fondation Résonnance, présente dans 7 autres pays, dont la mission est d’«offrir la musique classique dans des lieux où elle n’est pas». Elle vient de créer le Centre international de la Pédagogie Résonnance (CIEPR) qui proposera dès 2014 une dizaine de master class annuelles, créditées selon le processus de Bologne, dans les domaines du piano, du chant, de la musique de chambre, de la direction d’orchestre et de l’improvisation au piano.