Maître du fer oxydé, le sculpteur vaudois met en scène son travail sur la matière et le mouvement à l’Espace Arlaud,
à Lausanne, ainsi que dans un beau livre rétrospectif.
Il est peu courant que, dans une exposition, les visiteurs soient encouragés à toucher les œuvres, voire à les étreindre. Quitte à provoquer un vacarme d’enfer dans le musée, en l’occurrence l’Espace Arlaud, sur la place de la Riponne, à Lausanne. Les sculptures d’Etienne Krähenbühl sont ainsi: toujours prêtes à partager leur texture, leur mouvement, leur sonorité, leur idée avec les personnes qui passent dans leurs parages. C’est un art descendu de son piédestal, fraternel, joueur, à hauteur d’homme. Pas étonnant que l’artiste vaudois ait reçu autant de commandes publiques: c’est dans cet espace ouvert que sa sculpture de fer s’épanouit le mieux.
Mais il vaut la peine de visiter la vaste exposition de l’Espace Arlaud, organisée à l’occasion des 60 ans d’Etienne Krähenbühl (dont le nom de famille, avec ses trémas et ses consonnes verticales, évoque lui-même une sculpture). Elle a été organisée par l’artiste et ses amis: le Musée cantonal des beaux-arts ou le Musée Jenisch de Vevey, ville d’origine de l’artiste, n’en ont pas voulu. A beaucoup travailler pour l’«officiliaté», perd-on de son intérêt pour les institutions muséales? Pourtant, ni le talent ni la profondeur ne manquent à cette œuvre aussi imposante qu’agile. Sur ses quatre étages, l’exposition évite la présentation convenue de la rétrospective, se concentrant sur des pièces façonnées dès les années 2000. A l’exception d’un fauteuil métallique de 1968, l’époque des débuts dans le travail du fer, histoire de suggérer que cette passion-là remonte loin dans le temps.
Des origines à l’oubli. C’est bien Chronos, le dieu qui mange ses propres enfants, qui est la grande affaire d’Etienne Krähenbühl. Son exposition-anniversaire part (tout en bas) des origines pour aboutir (tout en haut) à l’oubli, passant des teintes chaudes du fer oxydé aux reflets bleutés de la stase et de la disparition. Les pièces, bien choisies, pas trop nombreuses, rejouent le cycle de la création. Elles prennent leur élan de la conflagration originelle – deux œuvres monumentales ont pour titre Bing-Bang – pour aboutir à des estampes qui portent l’empreinte de ce qui était mais n’est plus. Le temps se matérialise aussi dans les mouvements ondulatoires, l’entrechoquement sonore des pièces de métal, l’eau qui circule dans les sculptures, les flammes qui courent le long de filaments semblables à des neurones. Les quatre éléments primordiaux, surtout le feu cher à Héraclite, sont convoqués dans cette démarche artistique ambitieuse.
Etienne Krähenbühl propose également un livre qui, lui, revient sur son parcours, partant du plus récent pour aboutir au plus ancien, telle une fouille archéologique. L’ouvrage détaille notamment ses expériences avec la supraconductivité et les métaux à mémoire de forme, toujours avec le fer pour donner une forme à une pensée.
«Incandescence», Lausanne, Espace Arlaud.
Du 22 novembre 2013 au 23 février 2014.
«Temps suspendu», d’Etienne Krähenbühl.
Ed. Till Schaap/Genoud.
Étienne Krähenbühl
Né en 1953 à Vevey, l’artiste passe deux ans aux Beaux-Arts de Lausanne avant de prendre la tangente (à Barcelone et à Paris), et de se passionner pour les traces du temps dans la matière, surtout le métal. Ses œuvres ont trouvé place partout en Europe et aux Etats-Unis.