Le réalisateur a eu 80 ans en août dernier. Alors que «La Vénus à la fourrure» arrive sur les écrans, il revient sur les nombreux drames qui ont marqué sa vie.
Propos recueillis par Philipp Oehmke et Martin Wolf
Un fauteuil Eames trône dans le bureau parisien de Roman Polanski. Bien que le dossier soit cassé, le réalisateur y tient: il l’avait acheté avec Sharon Tate, sa deuxième femme, assassinée en 1969. Un drame qui fait partie des grandes catastrophes vécues par Polanski. La première remonte à son enfance dans le ghetto de Cracovie, quand ses parents sont emmenés en camp de concentration. Sa mère est décédée à Auschwitz, son père a survécu. Huit ans après la mort de Sharon Tate, nouvelle catastrophe: à Los Angeles, Polanski abuse de la jeune Samantha Geimer, 13 ans. Il aurait dû s’en tirer avec 42 jours de prison, mais quand le juge revint sur l’arrangement conclu, il s’enfuit en Europe. Et en 2009, il est arrêté à son arrivée à Zurich, alors même que Samantha Geimer affirmait lui avoir depuis longtemps pardonné.
Né à Paris en 1933, élevé en Pologne, Roman Polanski a signé quelques-uns des plus grands chefs-d’œuvre du cinéma comme Le bal des vampires (1967), Rosemary’s Baby (1968) et Chinatown (1974). Il a obtenu un oscar et une Palme d’or pour Le pianiste en 2003. La Vénus à la fourrure, version cinéma d’une pièce de théâtre tirée de la nouvelle de Sacher-Masoch, sort ces jours sur les écrans. Le rôle principal est interprété par Emmanuelle Seigner, l’épouse actuelle de Polanski.
Votre femme, Emmanuelle Seigner, est plutôt séduisante et sexy dans votre film…
J’en suis fier.
Dans le film, la comédienne dit au metteur en scène: «C’est vous le metteur en scène. C’est votre travail de faire souffrir les comédiens.» Est-ce Polanski qui parle?
Il m’est arrivé de tourmenter des comédiens. Sans le faire exprès, bien sûr. Mais ils ont parfois de la peine à accepter leur rôle. Surtout les hommes, ils n’aiment pas trop se plier aux indications. Avec les femmes, j’ai toujours pu m’expliquer facilement. Dès mon deuxième film, Répulsion, avec Catherine Deneuve. Avec elle, c’était comme danser un tango. Pareil avec Mia Farrow dans Rosemary’s Baby.
Vous étiez aussi en couple avec Nastassja Kinski, qui avait 18 ans quand vous avez tourné «Tess» en 1979…
Dites-moi, mes femmes sont-elles la seule chose qui vous intéresse?
C’est vous qui venez de terminer un film qui parle du rapport entre metteur en scène et comédienne, de sexe et de pouvoir. Est-il hasardeux de penser que tout cela a un rapport avec vous et votre vie?
Ne cherchez pas des excuses bidon. Avec la plupart des comédiennes, exception faite d’Emmanuelle, Sharon et peut-être Nastassja, j’ai eu des rapports purement professionnels. Je n’étais plus avec Nastassja quand nous avons tourné Tess. Non, il n’y a eu que deux femmes dans ma vie. J’ai connu Sharon Tate sur le set du Bal des vampires.
Et vous êtes tombés amoureux.
Dès le début du tournage dans les Dolomites.
En août 1969, Charles Manson et sa secte satanique ont assassiné votre femme et quatre de ses amis dans sa maison de Los Angeles. Sharon était enceinte de votre enfant. Pendant ce temps, vous étiez à Londres…
Je me suis souvent demandé, naguère, comment j’ai pu endurer ça. Je ne me le demande plus. Un jour ou l’autre, j’ai cessé d’y penser. Quand cela s’est produit, mes amis m’ont adjuré de recommencer à travailler. Mais on ne peut pas travailler. On est paralysé. Seul le temps guérit.
L’homme qui a commissionné les meurtres, Charles Manson, un hippie qui a déjanté, avait une croix gammée tatouée sur le front. Vingt-cinq ans plus tôt, au ghetto de Cracovie, vous aviez déjà été tourmenté par des gens portant une croix gammée. Vous est-il difficile de vous souvenir de votre enfance?
Je me souviens de chaque détail.
Quand les Allemands ont envahi la Pologne, avez-vous compris ce qui se passait?
J’avais 6 ans, mais je savais. Les adultes en parlaient depuis des années. Les premiers Allemands que j’ai rencontrés étaient ceux qui défilaient dans Varsovie. Vous vous souvenez de la scène dans Le pianiste? C’était exactement comme ça. Nous les avons regardés, beaucoup d’entre nous leur ont tourné le dos. Mon père, à côté de moi, répétait: «Ces cochons, ces cochons!»
Et un jour vous avez vu votre père emmené avec tant d’autres…
Je me suis précipité vers lui, mais il m’a chassé: «File, file!» Je savais qu’il voulait me sauver la vie mais, instinctivement, je voulais me coller à lui. J’aurais saisi n’importe quel prétexte pour rester avec lui. Un enfant est optimiste par nature, il croit que tout finira bien. Mais, cette fois, la mort me guettait. Je me suis donc enfui, mon père m’a sauvé la vie.
Votre mère avait déjà été déportée. Saviez-vous qu’elle n’était plus en vie?
Non, nous savions qu’elle avait été emmenée en camp de concentration à Auschwitz. Je croyais qu’un jour ou l’autre elle reviendrait. Après la guerre, quand mon père était déjà rentré, je croyais toujours que ma mère était en vie. Je pense que même mon père ignorait que ce convoi la conduisait directement vers les chambres à gaz. Ma sœur était aussi à Auschwitz, elle a survécu.
Avez-vous eu des rêves de vengeance, songé à tuer ceux qui vous avaient fait ça?
Bien sûr qu’on a des rêves de vengeance. Mais j’ai aussi mes convictions. J’ai toujours été contre la peine de mort et je me suis demandé: méritent-ils la mort? Qu’est-ce que cela m’apporte? Mon amour était parti pour toujours. Qu’importe comment il m’a été enlevé, par un cancer ou un infarctus. Les circonstances rendent les choses plus tragiques, mais pas pour celui qui reste, pas pour celui qui est personnellement touché.
L’assassinat de votre femme par la bande de Manson a aussi marqué la fin de ces années 60 insouciantes. Le lendemain, le monde avait complètement changé, les gens sont devenus méfiants, paranoïaques et se sont mis à fermer leur porte à clé…
Oui. Et quelques jours avant, l’homme avait mis pour la première fois le pied sur la Lune. Ce fut un changement encore bien plus grand, qui incarnait le progrès technologique de l’humanité.
Vous avez alors quitté Los Angeles pour l’Europe. Mais quatre ans plus tard, vous êtes revenu à Hollywood pour tourner «Chinatown»…
Je ne voulais plus jamais remettre les pieds là-bas et il a fallu beaucoup de persuasion de la part du patron de Paramount, Bob Evans, et aussi de Jack Nicholson. Mais une fois de retour, je me suis remis à vivre: les soirées, les amis, les filles. Quand j’y repense, j’ai l’impression d’avoir vécu sur une autre planète. Les gens festoyaient précisément parce que l’insouciance des années 60 était passée. Ils étaient heureux. Et le sida n’existait pas.
C’est dans la maison de Jack Nicholson que s’est produit un autre événement qui allait marquer votre vie…
Hum…
L’autobiographie de Samantha Geimer vient de paraître. Vous l’aviez abusée sexuellement dans la maison de Nicholson alors qu’elle avait 13 ans. Le livre parle beaucoup de vous. L’avez-vous lu?
Non.
Compte tenu des circonstances, elle parle de vous très gentiment. Et nous l’avons rencontrée récemment: elle ne vous en veut pas…
Oui, je sais. Je ne peux que dire que je regrette ce qu’elle a vécu toutes ces années, comment elle a été traînée dans la boue par les médias. J’ai toujours essayé de taire son nom. Je ne pense pas qu’elle veuille entendre parler de moi. Je lirai son livre s’il paraît en France.
Vous avez écrit à Samantha Geimer en 2009 et vous êtes enfin excusé.
Je l’avais vue à la télévision. C’était important pour moi.
Considérez-vous l’abus sexuel d’une jeune fille de 13 ans différemment depuis que vous avez une fille de 20 ans?
Ecoutez: il s’est passé bien des années jusqu’à ce que naisse ma fille. Désormais, il s’est écoulé trente-cinq ans depuis l’incident. Diriez-vous que ça suffit comme délai d’épreuve? Si vous étiez mon agent de probation, diriez-vous que ça va comme ça?
Peu après le scandale, vous tournez «Tess» avec Nastassja Kinski. Par coïncidence, il est question d’une jeune femme victime de violences sexuelles qui va souffrir des séquelles toute sa vie. Etait-ce votre manière de vous excuser?
Je ne sais pas. Tess est tiré d’un livre que Sharon m’avait recommandé. Vous ne cessez de me demander d’expliquer mes films. C’est comme si vous demandiez à un poète d’analyser ses poèmes. Je vois bien que vous trouvez ça intéressant, mais c’est votre problème.
Reste que dans «The Ghost Writer», vous mettez en scène un homme célèbre qui ne peut plus voyager à l’étranger à cause de ses problèmes judiciaires…
Evidemment, pour vous autres journalistes, ça ne peut pas être une coïncidence.
C’est que vous avez dû, vous aussi, renoncer à voyager pendant des décennies. Peu après le tournage de «The Ghost Writer», vous avez été arrêté en Suisse pour l’affaire Geimer. Vous encouriez les mêmes menaces que le héros de votre film…
Oui, j’encours ces menaces. C’est aussi pour cette raison que j’essaie d’éviter la presse. Une interview n’est pas une partie de plaisir. Pourquoi dois-je subir cela? Replonger avec vous dans les tragédies de mon existence, comme nous le faisons, ne me fait aucun bien. Cet incident dans la maison de Nicholson est une histoire qui ne se terminera jamais. Et voilà maintenant le bouquin de Samantha! Ça ne s’arrêtera jamais. Comment est-il possible qu’après qu’on m’a mis en prison en 1977 pour cet acte, après que j’ai vécu plus de trente ans en homme libre, on m’arrête de nouveau?
Comment c’était, en 2009, quand vous avez passé deux mois dans une prison suisse, puis sept mois aux arrêts domiciliaires?
Comment voulez-vous que ce fût? Ça a été terrible pour ma famille, surtout pour mes enfants. Ils ont souffert. Perdre son père pendant presque un an, c’était affreux. Et je devais finir le montage de The Ghost Writer. C’est terrible de ne pas pouvoir terminer un film: des centaines de personnes en dépendent, ainsi que beaucoup d’argent. Je me suis fait envoyer le premier montage sur DVD en prison. J’ai noté où l’on pouvait couper, puis j’ai donné mes notes à mon avocat qui a dû les montrer à la police qui n’en avait rien à foutre. Puis l’avocat a enfin pu envoyer le tout au monteur. Un jour, j’ai parlé au directeur de la prison. Il était presque embarrassé d’avoir dû m’embastiller. Il a dit: pas de problème, le monteur peut venir à la prison et emporter l’ordinateur de montage. Nous nous sommes ainsi retrouvés dans le local où, habituellement, les détenus pèlent des oignons et nous avons fait le montage. Le film pue les oignons mais le directeur de la prison est devenu un ami.
Un ami?
Oui, le dimanche nous jouions toujours aux échecs. Après ma libération, il m’a rendu visite à Paris et, précédemment, déjà à Gstaad.
Croyez-vous que les catastrophes dans votre vie ont contribué à ce que vous soyez devenu l’artiste que vous êtes aujourd’hui?
Vous faites donc aussi partie de ces gens qui croient qu’un artiste doit souffrir. Autrement dit, je dois être content d’avoir tant souffert?
Vous devez être optimiste…
Oui, sans quoi je ne serais pas ici avec vous aujourd’hui. Je doute que j’aurais survécu si j’avais été pessimiste.
Avez-vous jamais revu «Le bal des vampires», que vous avez tourné avec Sharon Tate?
Ma foi, c’est comme un de ces objets sur l’étagère: la Palme d’or, l’oscar, l’Ours de la Berlinale. Ils sont simplement là. Quand je regarde ces objets, je me dis que je devrais me souvenir de ce que je ressentais quand on me les a remis. Mais non.
©Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy
«La vénus à la fourrure»
Un homme et la Femme
Le travelling avant inaugural, superbe, nous emmène dans un théâtre que l’on ne quittera plus. On y découvre Thomas, un metteur en scène déconfit après avoir auditionné de médiocres comédiennes dont aucune n’est à ses yeux capable d’incarner l’héroïne de sa nouvelle pièce, adaptée du roman de Sacher-Masoch, La Vénus à la fourrure.
Voici que débarque, après le déluge, Vanda. Elle est vulgaire et lui semble inculte, à mille lieues du personnage qu’il cherche. Mais lorsqu’elle se met à réciter son texte, c’est la révélation: cette Vénus qui lui paraissait inaccessible, c’est elle. Il va alors accepter de lui donner la réplique, s’abandonner et se laisser dominer, à l’instar du héros de Sacher-Masoch. Et le film de quitter le registre comique de ses premières séquences pour parler des rapports de force homme-femme et metteur en scène-acteur.
A l’aide d’effets purement cinématographiques, d’un montage savant mais aux rouages invisibles et de cadrages guidant subtilement le regard du spectateur, Polanski évite le piège du théâtre filmé.
Adapté d’une pièce du dramaturge américain David Ives et qui parle donc d’un metteur en scène adaptant un roman, La Vénus à la fourrure multiplie dans une spirale vertigineuse les mises en abyme, entremêle psychanalyse, discours féministe et réflexion sur le jeu de l’acteur.
Même si le réalisateur réfute la lecture autobiographique que l’on peut faire du film, on ne peut s’empêcher de voir en Thomas son alter ego – d’autant plus que face à Mathieu Amalric, c’est son épouse Emmanuelle Seigner qui est Vanda. Lorsque Thomas s’agace que l’on interprète son travail à l’aune de problèmes sociaux, c’est Polanski que l’on entend… Vertigineux, on vous dit!
De Roman Polanski. Avec Emmanuelle Seigner et Mathieu Amalric. France, 1 h 33. Sortie le 27 novembre.
Stéphane Gobbo