Tout ce que le poète jurassien Alexandre Voisard savait était ceci: Jacques Louis Eugène, dit Louis, père de son père Alexandre, né en 1867 à Fontenais, avait passé deux ans dans la Légion étrangère, s’était marié, avait eu six enfants, puis était mort en 1916 à Porrentruy, laissant une veuve qui n’avait jamais reparlé de lui et des orphelins, dont son propre père Alexandre, qui n’avaient jamais non plus parlé de lui à leurs propres enfants.
Tout ce qu’Alexandre Voisard avait était ceci: un livret de service militaire écorné établi le 24 mai 1889 par le bureau de recrutement de la Légion à Belfort et une photographie de la fanfare de Porrentruy – Louis est là, parmi 40 autres, en képi, cravate noire à large nœud, l’air fiérot, la moustache bravache.
Ce Louis, c’est son grand-père. Mais c’est aussi l’ancêtre fantôme, le bizarre petit secret de famille poussé sous le tapis avec la poussière par une magistrale conjuration du silence. Jamais son père, qui avait 18 ans à la mort de Louis, ne parlait du sien. Jamais sa grand-mère, restée veuve, morte à l’âge de 84 ans, n’évoquait son époux lointain, «sinon pour une réflexion acerbe qui surgissait d’une remémoration pénible».
Une rare anecdote aurait pu mettre la puce à l’oreille de ses descendants: des dames de la paroisse avaient amené à la vieille dame un transistor pour lui tenir compagnie. Elle fait cette réponse incroyable à son petit-fils Alexandre, qui lui demande pourquoi elle ne l’écoute jamais: «Je ne l’allume pas car il y a de la musique militaire et cela me rappelle trop mon pauvre mari.» Ce qui fait dire au petit-fils, octogénaire à son tour: «Elle devait vivre avec le souvenir de Louis sans que nous le sachions.»
C’est à la mort de son père, en 1989, que l’écrivain commence à gamberger autour de Louis. «Je ne comprenais pas ce silence, cette indifférence pleine d’opprobre. L’oubli de cet homme à la vie peu banale me semblait inacceptable. Il y avait quelque chose à compenser.» L’écrivain se fait enquêteur pour tenter de combler les blancs d’une existence oubliée de tous. En fouillant les archives de l’état civil, il apprend que Louis s’était marié une première fois à l’âge de 20 ans avec une Marie, 23 ans, décédée six mois après leur mariage. Il apprend aussi que Louis, plus tard, a perdu un fils de 6 ans. Cause du décès: «absorption de bière sur des cerises». «L’histoire qui se dessinait n’avait rien à voir avec ce que la légende familiale, même pauvre, laissait entendre. Personne n’avait jamais évoqué cette première épouse. Se marier à 20 ans, c’était tôt. Cette Marie de 23 ans avait dû se retrouver piégée, enceinte. J’ai imaginé un accident, une chute suite à une dispute.»
Le livret militaire montre que Louis s’engage un an et quatre jours après la mort de Marie, qu’il avait fui son village comme on fuit un événement honteux. La Légion n’était pas une vocation: engagé pour cinq ans, il déserte après deux ans et se remarie avec Cécile, «petite protestante d’Erguël échouée en pays catholique au service domestique de paroissiens aisés». Ils auront six enfants, mais Louis se fabrique un deuxième fantôme en laissant – peut-être, sans doute – son fils de 6 ans sans surveillance un jour de fête au village, vider les fonds de verre et en mourir. «La vie de mon ancêtre, c’est la vie d’un homme qui souffre. Je pense qu’il a porté toute sa vie le poids de ces morts et que Marie est le personnage central de son destin.»
En ce jour de mi-novembre, Alexandre Voisard sort de chez le médecin. Une méchante griffure sur la main à soigner: un fil de fer inopportun en se promenant avec sa jeune chienne Kali, qui a succédé à Olaf, mort il y a deux ans après quatorze ans de loyaux services. Il s’apprête à fêter en famille le Revira de la Saint-Martin. Il sourit, bon vivant, coquin: «C’est la même chose mais en plus léger…» Gelée, boudin, choucroute, Tête de Moine, striflates avec crème vanille. «C’est important, la Saint-Martin! On rassemble les enfants, les amis…»
Une vie au service du Jura. A quelques jours de la votation du 24 novembre sur la création d’une constituante chargée de dessiner les contours d’un nouveau canton englobant le Jura bernois, l’ancien militant du Jura libre, dont la vie a changé depuis ce jour de 1967 où la foule de la Fête du peuple jurassien a repris en chœur son Ode au pays qui ne veut pas mourir, est «surpris et déçu par le refus de la réflexion du côté probernois». «La décision du parti probernois de boycotter le processus provoque l’éclatement de leur région. Il y aura davantage de communalisme, ce qui va leur faire du tort. La situation économique est l’ennemie de la pédagogie, hélas.»
Après une vie au service de la culture et du Jura, l’écrivain a emménagé, voilà vingt ans, dans la maison de famille de sa femme, à Courtelevant. Il a deux filles, trois garçons et onze petits-enfants. «Dans la famille, il est de tradition de faire deux filles et quatre garçons. J’ai rompu avec la tradition.» Il n’a pas non plus voulu appeler un de ses fils Alexandre, comme son père et son arrière-grand-père. «Cela m’a trop longtemps embarrassé de porter le même nom que mon père.» Compagnon de route de la bande à Bertil Galland, des Maurice Chappaz, Jacques Chessex, Nicolas Bouvier, Jean-Pierre Monnier, il se sent «seul». «Mes amitiés me manquent. Avec Chappaz, nous étions si complices. Je leur parle encore.»
Il se couche tard, vers 2 heures du matin, se lève à 9 heures. Répond à son courrier, à la main. Il promène son chien, fait la sieste, puis travaille sur ses manuscrits ou des rééditions. «J’ai une vie réglée, tranquille. Ça n’a pas toujours été le cas.»
Ecrire Oiseau de hasard a été «plus difficile» que prévu. «J’avais quelques données de base. Mais comment raconter une vie dont on ne sait rien? C’est une biographie que je voulais aussi œuvre littéraire: Louis m’a donné la matière, je devais lui rendre honneur avec mon texte. J’avais des réserves morales: je ne pouvais pas raconter n’importe quoi. Mes principes directeurs ont été la vraisemblance et la sincérité.»
Transmission. Il sait qu’avec ce livre, dédié à ses «enfants» et «à leurs enfants», il étonne ses frères et ses sœurs, ses cousins. Il est bien seul à être curieux de la vie de leur aïeul. «Louis est une légende sans influence. Certes, mes oncles lui doivent des caractéristiques génétiques, un talent pour la musique, mais il est devenu invisible.» Il ne sera pas étonné si son livre ne suscite qu’«indifférence» de leur part. «Chez moi, on ne parle pas de mes livres. Ni mes frères et sœurs, ni mes enfants, ni mes amis. Par pudeur, sans doute.» Mais cette fois, il ne veut pas de cette indifférence. Du coup, d’ici à une quinzaine, il a invité ses enfants en Alsace dans une bonne auberge pour fêter la sortie d’Oiseau de hasard. Il leur a donné à chacun un exemplaire, s’est assuré qu’ils le lisent. «Je ne veux pas que rien ne se passe autour de ce livre. Je ne sais pas pourquoi, mais c’est important.»
En 2004, il avait publié Le mot musique ou L’enfance d’un poète parce qu’il y avait des légendes qui circulaient sur sa jeunesse turbulente et qu’il voulait «rétablir la vérité». Cette autobiographie s’arrêtait à ses 25 ans. «Ensuite, ma femme ne veut pas que je raconte ce qui la concerne aussi. Et puis il y a des traces, des témoins. Des enfants. J’ai envie de leur dire: à vous de raconter, maintenant.»
«Oiseau de hasard. Les trois vies de Jacques Louis dit Louis.» D’Alexandre Voisard. Campiche, 208 p.
Signature à la librairie Page d’Encre, à Delémont, samedi 30 novembre de 14 à 16 h.
Conférence à la FARB, à Delémont, jeudi 5 décembre à 20 h.
Alexandre Voisard
Né à Porrentruy en 1930, tour à tour employé de la poste, acteur, employé de commerce, libraire, il est en 1979 le premier délégué aux Affaires culturelles du canton du Jura. Elu à l’Académie Mallarmé en 1990, il a publié une trentaine de recueils de poésie ou récits. L’intégrale de ses œuvres a paru chez Campiche en huit volumes. Marié avec Thérèse Laval depuis 1957, il vit à Courtelevant, en Franche-Comté.