Il y a une vraie échéance, le 3 décembre, pour la Suisse. Pas pour les footballeurs de la Nati ni pour Federer, ou pour une nouvelle affaire politique concernant l’immigration ou les salaires. Non, ce soir-là sera celui des demi-finales pour Explosion de caca.
Jusque-là, faut bien reconnaître qu’il s’agissait d’un groupe plutôt confidentiel. Comme ils ont un nom rigolo, ça ne s’oublie cependant pas. Mais ils restaient le plus souvent une rumeur, presque un effluve: on ne savait d’ailleurs pas toujours si la formation durait encore, entre défection de certains de ses membres et tournée d’adieu. Mais les voilà: le groupe (un duo, désormais) a fait un triomphe sur la télé française, sur M6 précisément. Le jury de l’émission La France a un incroyable talent les a qualifiés à l’unanimité pour les demi-finales, qui seront diffusées le 3 décembre prochain en prime time.
Il n’est bien sûr pas sûr que ça marche à tous les coups. Une fois l’effet de surprise estompé, l’éclat de rire rentré dans la gorge, le cocasse binôme formé de Mouloud Rochat (en fait Pierrick Destraz, fils d’Henri Dès) et d’Obi-Wan Pichon (en réalité Raphaël Ortis) aura peut-être du mal à se renouveler avec son répertoire de vieux génériques télé relus punk-métal. Mais ça n’a guère d’importance. Le groupe participe désormais à une étonnante conquête de Paris par le génie suisse.
Il y a deux semaines, Plonk et Replonk ont illustré l’entier d’un numéro du quotidien Libération. Vous les connaissez, ils ont notamment participé par leurs sensationnelles images fantasmées à l’été de L’Hebdo. Quelques jours plus tard, ils étaient sur le plateau du Grand journal de Canal+, où Antoine de Caunes, qui connaît leur travail depuis longtemps, souligna leur vertige hilarant de l’absurde. Comme si ça ne suffisait pas, Laurent Schlittler et Patrick Claudet, duo de journalistes, éditeurs et romanciers lausannois, voient aussi la presse parisienne s’émerveiller soudain devant leur projet délirant, aux limites du meilleur situationnisme: The LP Collection. Accrochez-vous: les deux hommes ont complètement inventé des dizaines d’histoires follo-tragiques de groupes de rock tombés dans l’oubli (normal, ils n’ont jamais existé). Ainsi que les pochettes d’albums et la liste de chansons de ces groupes, jaillis de leur seule imagination. Ce délire est d’abord devenu un livre rigolo, The LP Collection: les trésors cachés de la musique underground. Mais maintenant ça devient de la musique pour de vrai. D’authentiques groupes de rock à la mode composent quelques-uns de ces titres qui n’ont pas existé et les sortent sur un album de «reprises». On se croirait quelque part entre Debord et Bourdieu qui auraient des Fender sur les genoux.
Car Explosion de caca, Plonk et Replonk et The LP Collection disent une affaire importante pour l’éternelle conquête de Paris par les artistes suisses: une sorte de nouvelle famille de l’absurde, de ses drôleries et questionnements, est à l’œuvre, profondément géniale et originale. Et voilà qui nous change absolument des suissitudes habituelles. Bien sûr, il y a quelque chose de total provincial à s’émerveiller comme des ploucs lorsque Paris adoube des petits Suisses, mais tant pis, j’assume très volontiers mes bouffées de fierté façon Swiss made. J’assume précisément parce qu’il ne s’agit pas, avec ces trois affaires, de Tartarins provinciaux dont la capitale culturelle francophone s’enticherait avec sa vague condescendance ordinaire. Ils se moquent bien que ces artistes-là soient Suisses ou non: ils découvrent, et peut-être que beaucoup d’entre nous aussi, que ces Suisses-là ont tout simplement un incroyable talent.
