Analyse. La chronique sur les agressions sexuelles de Cologne que Kamel Daoud a publiée notamment dans «L’Hebdo» a suscité la controverse. Il est reproché à ce journaliste et romancier algérien d’alimenter des clichés islamophobes, faisant le jeu des populismes européens anti-migrants. Réactions d’écrivains franco-maghrébins, favorables au discours de leur confrère attaqué.
Les laïcs sont à Alger, les islamistes sont à Paris. Comme toute formule, celle-ci pèche par exagération. Elle rend toutefois assez bien compte du sentiment qui prévaut chez les intellectuels francophones maghrébins au lendemain du coup porté à Kamel Daoud dans les colonnes du Monde. Le 11 février, un «collectif» d’une vingtaine de sociologues, anthropologues ou encore politologues adressait une réplique salée au journaliste et écrivain algérien. Parmi les signataires, Nadia Marzouki, diplômée de l’Institut d’études politiques de Paris, fille de Moncef Marzouki, ancien président de la Tunisie élu en 2011 avec le soutien, notamment, du parti islamiste Ennahda.
Motif de la secousse: Kamel Daoud a écrit, notamment dans L’Hebdo du 14 janvier, une chronique mettant en cause la culture arabo-musulmane dans les agressions sexuelles survenues la nuit du Nouvel An à Cologne. Les auteurs de la tribune parue dans le quotidien français reprochent au chroniqueur de propager à cette occasion des clichés islamophobes faisant le jeu des populismes européens anti-migrants.
Touché, vexé par cette critique, Kamel Daoud a décidé d’arrêter le journalisme. S’il déclare mettre fin à sa chronique dans Le Quotidien d’Oran, il conserve en revanche celle paraissant dans l’hebdomadaire français Le Point. Il consacrera désormais l’essentiel de ses forces à l’écriture romanesque, annonce-t-il.
Un âpre rapport de force
Ce n’est pas la première fois qu’une frange de la recherche universitaire parisienne donne des leçons de maintien idéologique et moral. Aujourd’hui, c’est Kamel Daoud qui est visé. Sa vision culturaliste et civilisationnelle des choses bouscule l’approche socio-économique de la réalité, plus conforme au canon des sciences humaines. Daoud, qui vit à Oran, attire l’attention depuis plusieurs années sur l’«islamisation» de la société algérienne. Or, sa grille de lecture ne procède pas de l’habituelle distinction entre dominants (les classes sociales supérieures) et dominés (les classes sociales inférieures) qu’on doit au sociologue Pierre Bourdieu, distinguo repris à son compte par la mouvance tiers-mondiste pour caractériser les rapports «Nord-Sud» et pour exonérer l’islam, religion des «damnés de la terre», de toute responsabilité dans le «malheur du monde».
Pire, Kamel Daoud est accusé d’«orientalisme», une accusation grave puisqu’elle renvoie à la France colonisatrice du XIXe siècle et à sa vision romantique, pleine de fantasmes, du monde arabo-musulman. Voulant échapper à tout prix à l’écueil néocolonialiste, la recherche universitaire contemporaine s’est parfois fourvoyée, refusant de voir ce qui se tramait ou se passait: la cruauté khmère rouge, la radicalité des mollahs lors du renversement du shah d’Iran, etc.
Que se passe-t-il aujourd’hui? C’est tout l’enjeu. Pour les uns, l’extrême droite est le principal danger, tandis que d’autres, sans mésestimer les risques que fait peser l’extrême droite sur la démocratie, pensent que l’islamisme est la grande plaie du moment. Les premiers sont généralement partisans d’une société multiculturaliste, les seconds appartiennent au camp laïque.
L’«affaire Kamel Daoud» nourrit donc un âpre rapport de force, en France surtout. Il y a ceux pour qui le fait religieux, au même titre que l’orientation sexuelle, fait partie intégrante de la citoyenneté et du vivre ensemble. Ce sont les multiculturalistes. Et il y a ceux pour qui la religion, en tant que facteur politique, doit être tenue le plus possible à l’écart de l’espace public. Ce sont les laïcs face à l’islam. Et c’est Daoud face à «Cologne».
«Ce qu’on remarque, c’est que des voix aussi essentielles pour nous, aussi audacieuses que celle de Kamel Daoud, il n’y en a pas en France», regrette Fawzia Zouari, jointe par L’Hebdo. Cette essayiste et romancière tunisienne est établie à Paris depuis 1979. Auteure, en 2015, du livre Je ne suis pas Diam’s, elle a rédigé un texte de soutien à l’écrivain oranais, paru le 24 février sur le site de l’hebdomadaire Jeune Afrique.
«J’ai été ulcérée par le papier du collectif paru dans Le Monde, poursuit-elle. C’est une sorte de fatwa laïque lancée contre Daoud, alors qu’il est déjà sous le coup d’une menace de mort agitée par un salafiste algérien. Les auteurs de cet article font de nous, Maghrébins, les otages du contexte français. Alors même qu’ils combattent le néocolonialisme, ils versent dedans à notre égard en ne nous autorisant pas à penser par nous-mêmes. Il faut absolument que les musulmans abandonnent la posture victimaire pour celle de la responsabilité.»
Fawzia Zouari partage le constat de Kamel Daoud sur les frustrations sexuelles dans les sociétés maghrébines. La violente agression dont a été victime l’automne dernier la comédienne marocaine Loubna Abidar, après avoir interprété le rôle d’une prostituée dans le film Much Loved, participe probablement de ce rapport exacerbé à la sexualité (lire Marrakech, c'est glauque une ville la nuit). «Quand je vais à la plage à Tunis, je vois des garçons guetter un bout de peau de fille et aller ensuite faire des choses derrière les arbres, raconte Fawzia Zouari. Un couple non marié surpris dans une chambre d’hôtel peut aller en prison. Ces choses-là nous oppressent.» Cette intellectuelle tunisienne a un frère qui fut ministre de Bourguiba et de Ben Ali. «Il n’y a pas de délit de fraternité, objecte-t-elle. Je vis de mes livres et actuellement, si les gens veulent savoir, je suis inscrite à Pôle emploi.»
Des idées préconçues
Il n’est pas tendre avec eux et ils le lui rendent bien. Journaliste algérien arrivé en France en 1999, Mohamed Sifaoui décrit «les milieux de la sociologie» comme «l’émanation de l’école Bourdieu, où l’objet d’étude, d’ordinaire les dominés, fait d’emblée l’objet de sympathie». «Or, reprend ce laïc menacé de mort, proche de Charlie Hebdo, si moi, Mohamed Sifaoui, je critique mon Eglise supposée, en l’occurrence l’islam, je suis soupçonné de quelque chose de malsain par ces sociologues. Déjà, dans les années 1990, celles de la guerre civile algérienne, leur priorité était la critique du régime, et pas celle des islamistes.»
En 1996, journaliste au Soir d’Algérie, il évite de peu un attentat meurtrier visant la Maison de la presse à Alger. «J’étais sorti de l’enceinte dix minutes plus tôt», explique-t-il. Certains ont vu là malice, accusant Mohamed Sifaoui d’être membre des services secrets, ce qu’il dément formellement. L’homme est détesté pour son «anticléricalisme» par une partie de l’opinion, en France comme en Algérie.
Chroniqueur, comme Kamel Daoud, au Quotidien d’Oran, Akram Belkaïd apporte un bémol dans le soutien de l’intelligentsia maghrébine francophone à l’auteur du roman Meursault, contre-enquête. «On doit pouvoir le critiquer, et le collectif qui l’a fait dans Le Monde est dans son droit. Il ne s’agit pas de sa part d’une tentative de censure», estime ce journaliste algérien qui a trouvé refuge en France en 1995. «Si, sur les sociétés arabes, mes analyses sont en grande partie semblables à celles de Kamel Daoud, continue-t-il, je les réserve à la presse algérienne, car je sais que dans la presse française elles pourront servir à une propagande malveillante envers l’islam et les Arabes.» Peut-être, mais ce qu’écrit aujourd’hui Kamel Daoud dans les médias français, il l’a dit plus tôt en Algérie, dans des dizaines de chroniques publiées par Le Quotidien d’Oran.
On en revient au rapport «Nord-Sud», qui voudrait donc qu’on taise à Paris ce qu’on tente d’affirmer à Alger. Stéphanie Pouessel a cosigné la réplique à Kamel Daoud dans Le Monde. Installée depuis six ans à Tunis, cette anthropologue française travaille notamment sur la question du racisme envers les Noirs au Maghreb. A propos du chroniqueur algérien, elle estime que «c’est la réception en Occident de son discours essentialiste sur le monde arabo-musulman qui est problématique».
Ce qu’il énonce, «va, ici, dans le sens de la mentalité état d’urgence, observe-t-elle. Pour nous, auteurs de cette tribune, il est important de combattre les stéréotypes et tout ce qui peut pousser au racisme en France.» Stéphanie Pouessel note cependant que «Kamel Daoud soulève un débat sur la révolution sexuelle et culturelle au Sud». Elle ajoute: «Evidemment qu’il y a des luttes à mener sur la question des femmes et des minorités.» Ces dernières considérations font partie des écrits de Daoud. Sans doute auraient-elles mérité de figurer dans le texte du «collectif».