Roman. Philippe Rahmy raconte dans «Allegra» la vie d’un musulman perdu dans les rues de Londres, entre poésie et thriller. Portrait d’une ville-monde où l’on peut toucher le rêve du doigt.
«Allegra» est un texte-ville, organique et contemporain. C’est aussi la première incursion de Philippe Rahmy dans le roman. Le Suisse a commencé par publier de la poésie pour témoigner du corps fragmenté et de la douleur. Depuis sa naissance, l’écrivain souffre de la maladie des os de verre, cette fragilité osseuse excessive qui entraîne des fractures à répétition. Lui qui a connu la brisure et l’immobilisation, harnaché dans des lits depuis l’enfance, a appris à tenir debout par les mots. Son père, un bibliothécaire franco-égyptien, l’a initié au pouvoir de la littérature. Sa mère également, en lui lisant Le grand Meaulnes. Depuis, Philippe Rahmy a fait de l’écriture l’armature qui soutient sa vie – comme les fers arment le béton.
À vive allure
Après les recueils de poèmes Mouvement par la fin – Un portrait de la douleur en 2005, suivi de Demeure le corps – Chant d’exécration, deux ans plus tard, tous deux publiés aux Editions Cheyne, il a fait paraître l’excellent Béton armé en 2013 à La Table ronde. Il passait à la prose poétique pour raconter un voyage de deux mois en Chine. Ce livre halluciné lui a valu de nombreuses récompenses (dont le prix Michel Dentan) et une publication en Folio Gallimard l’an passé. C’était autant le portrait incandescent de Shanghai qu’un autoportrait. Une forme d’écriture inclassable, belle et urgente. Quelque chose de viril, d’éblouissant, comme chez Cendrars. Philippe Rahmy ne raconte pas la vie, il ne la décrit pas: il l’écrit.
Il revient avec un roman de pure fiction, Allegra, et passe merveilleusement le cap. Cette fois, c’est à Londres qu’il nous emmène. Un jeune trader musulman, Abel, s’enfonce dans la folie et commence à confectionner une bombe artisanale. Il y a, dans ces pages, autant d’attention contemplative à la ville, aux lumières, à la matière, que l’urgence et le suspense d’une intrigue lancée à vive allure. Abel Iflissen file à travers Londres. Nous passons du beau duplex où il vit, à Oslo Court, aux quartiers populaires à majorité musulmane, lorsque Londres devient orientale. Abel a 29 ans et il a réussi sa vie. Mais il a tout perdu. Déambulant dans cette capitale d’une «luxueuse énergie», il pense à Lizzie. Lizzie, sa femme, qui vient de le quitter. Et à leur petite fille Allegra. Nous sommes en 2012, juste avant la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques.
Philippe Rahmy ne décrit pas la violence du couple. Sous sa plume, la violence s’exprime dans les images animales, bestiales: celle d’un lionceau mangeant de la viande dans un seau, dans le zoo voisin. Celle de la boucherie du père d’Abel, à Arles. Celle de la mise à mort d’une vieille jument à la mâchoire déboîtée, formant un affreux sourire de polichinelle. Ou encore la traque de ce cerf fabuleux, portant une barbe blanche et 28 andouillers. Enfin reviennent, chapitre après chapitre, des allusions au Cheval de Turin, film hypnotique de Béla Tarr.
Un homme fragmenté
Abel est un homme aux abois dans une ville-monde à la fois pleine de promesses et au bord de l’apocalypse. En filigrane, c’est l’histoire de l’immigration qui apparaît. Abel est né en France de parents venus d’Algérie. C’est un «bon» musulman qui a réussi. Il a fait carrière grâce au trading algorithmique. Mais il n’en a peut-être pas fini avec ses origines de migrant et perd, peu à peu, la maîtrise d’une identité mouvante. «Les forts sont seuls à tirer leur épingle du jeu et, quelles que soient les apparences, la force n’est pas donnée pour toujours; elle peut changer de camp.» Son patron et mentor, Firouz, très en colère, veut le voir. Abel ne répond plus à ses appels. Il s’installe au Salaam Hotel, «ruche en pleine effervescence» où se pressent les migrants venus refaire leur vie à Londres. Il est fragmenté: «Je me sens musulman comme le monstre de Frankenstein pouvait se sentir humain.»
Au milieu de tant de désespoir, il y a la beauté du mois de juin. Et Allegra, qui porte le nom «d’une vallée fleurie dans le canton des Grisons». Allegra, quel titre paradoxal pour un roman sombre et angoissé. Pourtant, il contient aussi la joie de ce Londres métissé pulsant de vie. Londres est un feu qui brille nuit et jour.