Le photojournaliste Paolo Woodsa vécu dans le pays maudit des tropiques pour montrer, précisément, qu’il ne l’est pas. Remarquable.
«On ne cesse de regarder Haïti sans la voir. On devrait se contenter d’y vivre», remarque l’écrivain haïtien Dany Laferrière dans Etat, formidable livre du photojournaliste Paolo Woods, dont les images sont également montrées au Musée de l’Elysée de Lausanne. Paolo Woods, connu pour ses reportages au long cours en Iran ou sur les travailleurs chinois en Afrique, s’est installé il y a trois ans dans une petite ville du sud d’Haïti, Les Cayes. C’était quelques mois après le tremblement de terre dévastateur de janvier 2010. Plutôt que d’abonder dans l’imagerie misérabiliste collée au pays caraïbe, Paolo Woods a tiré parti de sa nouvelle vie sur place pour s’intéresser aux autres réalités haïtiennes. L’absence du gouvernement, la présence des églises évangéliques américaines, l’omniprésence des ONG, les nouveaux riches, les multiples stations de radio, les loteries privées, les écoles sponsorisées par l’opérateur de télécommunications Digicel, les artistes et collectionneurs, les touristes débarqués pendant quelques heures par les navires de croisière, la construction d’un nouveau pénitencier financé par des fonds canadiens. Par rapport aux images récentes d’Haïti, le changement de point de vue est radical, optant pour la reconstruction, l’ordre, l’optimisme, l’orgueil national, la vie plutôt que les propositions inverses.
Bien sûr, Haïti est un sujet classique du photojournalisme. Le pays a été documenté par les plus grands, en particulier ceux de l’agence Magnum (Alex Webb, Bruce Gilden, Paolo Pellegerin). Les couleurs vives, l’exubérance créole, la violence, Papa et Bébé Doc, les Tontons Macoutes, le vaudou, les catastrophes et corruptions de toutes sortes ont impressionné d’innombrables pellicules puis capteurs numériques. Ah, la belle république bananière! Au festival de photojournalisme Visa pour l’image, qui vient de s’achever à Perpignan, un reportage – d’ailleurs remarquable – de Vlad Sokhin montrait encore le destin tragique des restavèks («reste avec»), ces enfants-esclaves donnés par leurs parents miséreux à des familles qui le sont un peu moins. Paolo Woods montre l’une de ces restavèks dans son reportage, mais il ne s’agit que d’une pièce dans une construction visuelle complexe. Celle-ci déjoue les attentes, les effets faciles et les clichés, au risque d’ailleurs de composer un tableau un rien angélique d’Haïti au lendemain du grand désastre.
Il n’en est toutefois rien grâce à la multiplicité des situations décrites. Et, surtout, grâce à un talent documentaire dont la sobriété n’a d’égale que la perspicacité (c.f. la Sainte Cène byzantine que semble regarder la sœur catholique, elle-même cadrée comme un tableau, dans l’image ci-contre). Le texte du journaliste Arnaud Robert, qui accompagne les photographies dans le livre, participe de cette lucidité tonique, au rebours des constats éplorés ou dramatisés.
Etat est l’exemple même du nouveau photojournalisme, genre que l’on annonce un peu trop souvent comme moribond, comme l’Etat-nation d’Haïti. C’est-à-dire une investigation entre le document et le travail d’auteur (évitons s’il vous plaît de parler d’art) qui table sur l’immersion profonde. Ainsi que sur l’économie du livre et de l’exposition plutôt que sur celle de la presse, laquelle n’a plus que rarement les moyens de financer ou de publier ce type de reportage.
«Etat». Paolo Woods, texte d’Arnaud Robert. Ed. Photosynthèses. Lausanne , Musée de l’Elysée. Jusqu’au 5 janvier 2014.