Rencontre. Edouard Louis, prodige des lettres, publie à 23 ans son second roman, «Histoire de la violence». Et raconte le viol qu’il a subi de la part du fils d’un immigré kabyle.
Contre toute attente, il n’a pas peur d’accueillir un inconnu chez lui. Pourtant, l’expérience ne lui a pas toujours réussi. Dans son dernier roman, Histoire de la violence, Edouard Louis raconte comment, en pleine nuit, après le réveillon de Noël 2012, il a fait monter dans sa chambre parisienne un jeune homme qui l’avait accosté dans la rue. Reda lui a fait l’amour, avant de lui voler son téléphone portable, de tenter de l’étrangler et de le violer.
Aimable, Edouard Louis dit n’avoir pourtant «aucun problème à faire visiter son intérieur». Il déglutit, comme par gêne. «Je suis un garçon profondément sans pudeur. Cette absence de pudeur m’aide à écrire, me permet de poser dans la littérature des expériences, du vécu, des sentiments qui, la plupart du temps je crois, ne sont pas exprimés.» Il a ce mélange d’assurance et de timidité des grands jeunes hommes précocement intelligents, à la fois juvénile et un brin vieille France pour l’élégance. Il aime qu’on le remarque. Tout cela résumé par le motif de son pull, un tricot pastel avec un flamant rose, souvenir dont il s’amuse, acheté à Montréal après avoir passé un après-midi chez le cinéaste Xavier Dolan, autre prodige de sa génération. Il propose du Coca-Cola, s’assied dans un petit fauteuil qui tient plus du pouf. A moi les honneurs du canapé. Mâchant discrètement un chewing-gum, Edouard Louis parle de Sartre et de Bourdieu.
Eddy Bellegueule
«De mon enfance, je n’ai aucun souvenir heureux.» Ainsi commençait son premier roman, En finir avec Eddy Bellegueule, qui a connu en 2014 un grand retentissement public et critique (avec plus de 300 000 exemplaires vendus et 18 traductions). Edouard Louis racontait son exclusion par sa famille prolétaire homophobe, ses origines lumpenprolétariennes à Hallencourt, dans une Picardie qui vote volontiers FN. Il disait comment on avait moqué ses airs de «folle», comment il avait changé de nom, se débarrassant de l’encombrant Eddy Bellegueule pour devenir Edouard Louis. Déjà, la démarche littéraire était inséparable du point de vue sociologique. Le jeune homme a étudié cette discipline avec Didier Eribon et dirigé aux Presses universitaires de France l’ouvrage collectif Pierre Bourdieu, l’insoumission en héritage, paru en 2013 et qui ressort ces jours-ci en poche. Il dirige par ailleurs la collection Des mots chez ce même éditeur.
Dans Histoire de la violence aussi il est question de classes sociales. De la différence qu’il y a entre un écrivain blanc diplômé et le fils d’un émigré kabyle qui a peur des livres.
Dans le petit deux-pièces d’Edouard Louis, un mur est couvert de volumes de la Pléiade. Je lis quelques noms: Claude Simon, Faulkner, Sartre. Son visiteur de la nuit de Noël 2012 a dû être intimidé. Au mur, une photographie du couple Sartre-Beauvoir. C’est le Saint-Germain-des-Prés intellectuel qui le faisait rêver, lorsqu’il vivait en province. Ce sont ces auteurs-là, et Michel Foucault, qui lui ont donné «l’énergie de la fuite». Prendre la fuite, pour lui, est quelque chose de digne. Une résistance sans représailles, sans coup, une réponse sans violence à la violence. «Dans mon enfance, j’avais perdu d’avance. La seule solution, c’était de fuir.»
La violence
Pourtant, dans sa chambre parisienne, Eddy Bellegueule – il portait encore ce nom à l’époque – n’est d’abord pas parvenu à fuir. Il est resté longtemps à parler avec Reda, le jeune homme qui venait d’essayer de le tuer. La situation exerçait sur lui une trop grande attraction. D’où la passionnante ambiguïté de son livre, qui rejoint celle de la vie. «J’ai toujours connu cela, dans mon enfance, des gens qui disaient qu’ils voulaient fuir et rêvaient de fuir. Ma mère disait qu’elle voulait partir. Mais, à la fin, on ne part pas.»
Cette nuit dramatique transforme profondément Edouard Louis. Il abandonne aussitôt le roman sur lequel il travaillait, une histoire d’amour. Avoir été traversé par la violence de cette manière-là, cette nuit, lui a fait comprendre qu’il ne pouvait pas écrire sur autre chose. Et parce qu’il juge la violence tellement présente, quotidienne, et grave, il y a urgence à la dire. On retrouve Sartre, l’idée d’utiliser la violence comme grille d’analyse pour comprendre le monde, intellectuellement et littérairement. «J’ai l’impression qu’on trouve la vérité du monde dans sa violence. Dans la manière dont un monde traite ses femmes, ses migrants, ses homosexuels…»
Lorsque Louis rencontre Reda, il vient d’arriver à Paris. Il se sent encore marqué par ses origines pauvres et provinciales. Pour cacher son malaise, il surjoue le Parisien artiste et classieux, porte une lavallière, un costume trois pièces pour aller acheter du pain à la boulangerie. C’était avant le flamant rose. Malgré lui, l’ancien dominé exerce le rôle de dominant sur l’homme pauvre issu de l’émigration, «type maghrébin» (comme le notera la police dans la déposition d’Edouard).
C’est de cela que parle ce roman, des rôles sociaux qui nous prédestinent, nous piègent. Du fait d’être dépossédé de sa propre histoire lorsqu’elle est mise en mots par d’autres, fonctionnaires de police, médecins ou amis.
Un dispositif permet d’élargir le point de vue: l’action est en partie décrite par la sœur du narrateur. On apprend qu’Edouard volait aussi, lorsqu’il était enfant. Et que son frère a également commis des agressions sexuelles. Le livre échappe ainsi au point de vue ethnique ou racial pour se centrer sur une lecture plus fine et sociologique. Mais c’est un roman avant tout: incandescent, tendu, obsédant, comme le sont ceux de Marguerite Duras. Dans la bouche de la sœur, les histoires d’Edouard et de Reda se percutent, s’entrechoquent, se télescopent…
La vérité
Edouard Louis parle de la Suisse, qu’il connaît bien, et de Rousseau, qu’il admire. «Il est celui qui a thématisé l’enjeu de la vérité en littérature.» C’est ce qui compte, pour lui, «écrire des histoires vécues, des histoires vraies», comme Karl Ove Knausgård ou la Prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch. La fiction n’est-elle pas plus puissante à dire le réel que les «histoires vraies»? «Je ne crois pas. Même si je lis beaucoup de fictions, je suis beaucoup plus touché par les histoires vécues.» Ne pas dire la «vérité», en tant qu’écrivain, serait d’une certaine manière un aveu d’impuissance. «Parce qu’il y a trop de choses que j’ai vues et que je veux raconter, je ne trouve pas de temps pour la fiction.» J’insiste: la fiction n’est-elle pas «un mensonge qui dit la vérité», pour reprendre le mot de Cocteau? Il n’est pas de cet avis. «La fiction est une forme de privilégiés, appartenant à la bourgeoisie. Il faut vraiment être à l’abri de la violence la plus crue et la plus dure pour pouvoir se permettre de raconter des histoires.» Lui, le plébéien, a autre chose à dire, de plus urgent.
Il habitait près de la place de la République lorsqu’il a connu Reda. Puis il a eu peur de le revoir et a déménagé ici, dans le Marais. Depuis, il est devenu presque bourgeois. Comme Proust, il se lève tard, très tard, vers midi. Puis il se met à écrire, jusqu’au soir, la vérité. «Je me réapproprie mon histoire. Je me venge de la violence en la montrant. Je me venge par l’écriture.»
Edouard Louis sera présent à la Maison de Rousseau et de la littérature, à Genève, le 20 janvier à 20 heures, pour parler de son dernier livre.