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La Cinémathèque suisse au défi du numérique

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Jeudi, 7 Janvier, 2016 - 05:50

Reportage. L’institution attend que soit débloqué un crédit de 6 millions afin de pouvoir achever l’agrandissement de son Centre de recherche et d’archivage. Des espace dévolus à la préservation du cinéma helvétique, tant pour les copies digitales que celles sur pellicule.

La surface se montre aussi imposante que vide. Alors qu’aux autres niveaux on s’active depuis peu dans des locaux flambant neufs, l’étage central du bâtiment, celui qui devrait en être le cœur, là où se dérouleront les opérations les plus délicates, semble alors à l’abandon. Bienvenue au nouveau Centre de recherche et d’archivage de la Cinémathèque suisse, à Penthaz.

Cet étage, où le temps semble suspendu, doit accueillir le département film, en opposition au non-film, qui regroupe tout ce qui concerne le cinéma en marge des œuvres – matériel iconographique, affiches, dossiers de presse, livres et magazines, ou encore archives de réalisateurs. D’un côté, un espace sera dédié aux manipulations des copies argentiques, ces bonnes vieilles pellicules qui ont déserté les salles où toutes les projections sont numériques, à quelques exceptions près, comme certains festivals et les cinémathèques. De l’autre côté, un volume très important sera justement occupé par le service numérique. C’est là, pour toutes les archives cinématographiques du monde, l’enjeu majeur du troisième millénaire: les films actuels, pour la plupart réalisés en numérique (on dit «digital born»), doivent pouvoir être correctement conservés, tandis qu’il est nécessaire de restaurer et de numériser les films du patrimoine, sous peine de ne plus pouvoir les montrer.

Situation kafkaïenne

Si, pour l’heure, la Cinémathèque a dû parer au plus pressé en plaçant une partie du futur département film dans ce qui sera l’espace visiteurs (petite exposition permanente, salles de projection et de consultation), c’est parce que l’Office fédéral des constructions et de la logistique (OFCL) a suspendu, au printemps dernier, un crédit supplémentaire de 6 millions de francs qui lui avait été alloué pour l’intégration d’un pôle numérique à Penthaz. Lequel ne devrait dès lors pas voir le jour avant 2019. Cet été, en marge du Festival de Locarno, la presse alémanique prétendait que l’institution avait raté le virage du numérique et ne possédait aucune stratégie quant à la préservation des films. Il n’en est rien.

Lorsqu’il prend, en 2009, les rênes de la Cinémathèque, Frédéric Maire hérite d’un projet architectural qui n’a pas pris en compte l’archivage et le traitement du numérique. «Ce n’était qu’un thème lointain, alors que j’étais convaincu qu’il s’agissait du plus grand défi du cinéma pour le futur», expliquet-il. Il crée alors rapidement un groupe de travail numérique qui, en 2010, dépose à l’Office fédéral de la culture (OFC) un premier rapport. L’année suivante, la Confédération débloque un fonds pour une étude complète. Et, en 2014, un crédit de 6 millions est défini par l’OFC et l’OFCL pour que le bâtiment de Penthaz inclue, à son département film, les espaces et les infrastructures nécessaires. Ce même crédit que l’OFCL vient de reporter d’au moins un an, alors qu’il devait être partie intégrante du message culture 2016-2020 de la Confédération… La situation est kafkaïenne. Pendant ce temps, d’autres pays avancent.

Frédéric Maire cite l’exemple de la France et de son grand emprunt, un vaste programme économique lancé en 2010 qui préconise notamment d’investir dans le numérique. Et celui de la Suède, où le gouvernement vient de débloquer un soutien à la numérisation du cinéma de plusieurs millions échelonnés sur cinq ans. Le but: transférer sur format numérique 100 films par année. Ce modèle fait rêver le Neuchâtelois, qui serait heureux de le reproduire en Suisse.

«Récemment, un groupe d’experts a listé, en vue d’un coffret DVD qui n’a jamais vu le jour, 100 longs métrages suisses représentatifs de notre production, toutes régions linguistiques et époques confondues. Cette sélection serait une bonne base de travail si l’on voulait déterminer quels films il faut numériser en premier.» Et, à l’heure du web 2.0, numériser, c’est exister. Pour qu’un film puisse être projeté, il doit être disponible sous forme de DCP (digital cinema package), soit une petite valise contenant différents fichiers haute définition – image, son et sous-titres – pouvant être téléchargés sur les serveurs qui équipent désormais toutes les cabines de projection.

Frédéric Maire souhaiterait qu’à moyen terme, pour chaque réalisateur, genre et période, un certain nombre de films identifiés comme des classiques du cinéma suisse soient disponibles en DCP. Il cite en exemple Alain Tanner. «Lorsqu’un festival ou une institution étrangère souhaite lui rendre hommage, nous devrions être en mesure de leur proposer au moins cinq de ses réalisations les plus connues. Mais nous ne le pouvons pas.» Certains argueront que la quasi-intégralité des films du chef de file du Groupe 5 ont été édités en DVD. Certes, mais la qualité des transferts, souvent réalisés depuis une copie argentique vieillie, laisse à désirer. Alors que, pour créer un DCP, une numérisation et une restauration en 2 ou 4k (haute définition et ultrahaute définition) de la pellicule sont nécessaires. Coût de l’opération: dans les 30 000 francs en moyenne.

Programme de sauvetage strict

Dans le cadre de sa mission de sauvegarde de la mémoire filmique suisse, la Cinémathèque reçoit chaque année une enveloppe de 400 000 francs alloués par l’association Memoriav. Une somme destinée à restaurer les films en danger, bobines attaquées par des champignons ou atteintes du syndrome du vinaigre. Le choix des titres ainsi transférés est par conséquent lié à un programme de sauvetage très strict. Si un négatif est considéré comme stable, il ne peut être digitalisé. Dans le cas des films d’Alain Tanner, pour reprendre cet exemple, c’est donc au réalisateur et à ses producteurs d’entreprendre à titre privé une numérisation s’ils souhaitent disposer de DCP. Depuis peu, la Fondation culturelle de Suissimage propose des aides ponctuelles. Mais cela ne suffit pas.

En dessous de l’étage fantôme, qui est destiné à la gestion efficiente des pellicules en danger, le nouveau centre de Penthaz possède plusieurs salles, opérationnelles depuis fin novembre, où sont triés les documents que la Cinémathèque reçoit régulièrement. Ces espaces débouchent sur un vaste dédale de couloirs dans lesquels on se perd si l’on n’est pas accompagné par Michel Dind. Collaborateur de longue date de l’institution, chef du département film, il est en quelque sorte le gardien des 600 000 bobines, pour un total de 80 000 titres, qui dorment dans les 6000 m2 de dépôts où la température et l’humidité sont constantes. Aussi, lorsqu’on y pénètre, la vision de ces piles de boîtes métalliques renfermant la mémoire du cinéma donne le vertige. Et suscite de la nostalgie, d’autant qu’il est possible aujourd’hui de stocker un long métrage sur une simple clé USB. Si ce n’est, précise Frédéric Maire, que la préservation à long terme des films passe encore par la pellicule.

C’est un fait, un disque dur contenant des fichiers numériques a une durée de vie limitée. Régulièrement, il faut transférer toutes les données sur un nouveau support, plus récent, afin de garantir leur ouverture. «A la Cinémathèque, nous utilisons des cassettes LTO (linear tape-open) qui, en fonction des mises à jour, doivent être changées tous les cinq ans», explique l’ancien journaliste, qui a également dirigé le Festival de Locarno. A l’opposé, une pellicule, si elle est conservée dans de bonnes conditions, a une durée de vie que l’on évalue à cent cinquante ans environ, mais que les spécialistes, même s’ils n’ont pas le recul nécessaire, estiment à trois cents ans. En résumé, conserver un film sur pellicule est plus sûr qu’en version numérique. «Un support ne remplace cependant pas l’autre, spécifie Frédéric Maire. Chaque film, qu’il soit digital born ou restauré, devrait idéalement être conservé dans les deux formats, la pellicule servant de garantie pérenne en cas de perte des données digitales.»

De manière temporaire, le directeur de la Cinémathèque suisse a dû se résoudre à utiliser un petit local technique comme réceptacle de l’unique librairie LTO qu’il possède. Celle-ci ressemble aux premiers ordinateurs, apparus dans les années 1970. Pour peu, on se croirait face à Hal 900, l’intelligence artificielle de 2001, le chef-d’œuvre de Kubrick. Une libraire LTO contient plus de 700 lecteurs, dans lesquels sont insérées des cassettes pouvant chacune contenir 2,3 téraoctets de fichiers, soit d’un à dix films, selon la qualité de leur définition et de leur compression. Elle fonctionne en continu, c’est-à-dire que les images sont contrôlées de manière permanente. Si un fichier est corrompu, il est automatiquement réparé à l’aide d’une seconde librairie, qui fonctionne comme un miroir de la première. Mais comme la Cinémathèque n’a ni les moyens ni les espaces lui permettant d’investir dans une deuxième machine, les bandes LTO de secours sont entreposées dans des bunkers et doivent être manipulées manuellement en cas de problème.

Heidi à Hollywood

Comme l’Office fédéral de la culture et de nombreux politiciens conscients de l’importance de numériser la mémoire cinématographique helvétique, Frédéric Maire a hâte de voir se débloquer les 6 millions de francs nécessaires à l’achèvement du chantier de Penthaz. De l’extérieur, le bâtiment conçu par le bureau d’architecture zurichois EM2N, d’aspect minéral, en impose. A l’intérieur, son étage en friche laisse songeur. Pourquoi une telle suspension de crédit alors que le traitement numérique des films est une urgence? Récemment, la Cinémathèque a restauré La vocation d’André Carel, réalisé en 1925 par Jean Choux. Un film important. On y découvre un jeune acteur du nom de Michel Simon, mais aussi des images rares des bateliers du Léman. Bien d’autres titres attendent eux aussi de renaître, comme Heidi et Peter, de Franz Schnyder (1955), le premier long métrage suisse en couleur. Les restaurateurs de la Cinémathèque viennent d’en retrouver un internégatif argentique… à Hollywood, dans les archives des studios MGM!

Pendant que la Suède numérise une grande partie de son patrimoine, la Cinémathèque n’a pas les moyens de ses ambitions et doit se contenter de lister les priorités en attendant que la situation se débloque. Lorsque le Centre de recherche et d’archivage sera enfin finalisé, il sera impératif que la Confédération lui donne les outils financiers indispensables à la mise en place d’une vraie politique de préservation et de mise en valeur du patrimoine. Ce qui pourrait, dans un second temps, aboutir à la mise en place d’une plateforme de visionnement en ligne. En effet, s’il est vrai que le cinéma suisse est peu vu, c’est aussi parce qu’il est invisible.

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Darrin Vanselow
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