Le phénomène bruxellois stupéfie avec son mélange unique électro hip-hop, rumba et eurodance, slam et poésie. De la colère dans le fun, de la mélancolie dans le tempo et les basses, et donc bien autre chose qu’une mode ou qu’une révolte. C’est une révolution. Et oui: on danse.
C’est comme avec une fille, d’aller voir Stromae. Il apparaît tellement looké, graphique, chiadé et clipé classe que l’on se demande quelles fringues porter pour venir passer un moment à discuter avec lui. Arrivant au rancard, d’entrée, on regarde son T-shirt, un truc dans les jaunes chaleureux, avec des dessins géométriques, inspiré à fond par les formes impossibles du Hollandais Maurits Cornelis Escher. «C’est un modèle unique, juste pour moi, pour aller avec le disque. On aimerait les faire fabriquer par ici, en Europe, que ça fasse bosser des gens, et les vendre lors des concerts. Au début je croyais que je les ferais tous vomir avec ces couleurs, mais non. Il semble que pas mal de gens seraient capables de les mettre. Vous porteriez ça, vous?»
On lui dit oui, il se marre. Il est grand, mince, d’une souplesse élastique dans le mouvement, la beauté métisse irradiante, une élégance naturelle dans le corps. Il a un léger accent du plat pays, nuances soft de ciel de Bruxelles dans les graves, mais qui dans sa bouche apparaît aussitôt comme un phrasé aussi branché que groovy.
La course en tête. Depuis quelques semaines, il est devenu le boss, Stromae. Trois ans après la surprise Alors on danse (plus de 3 millions d’exemplaires vendus en Europe, des remix en pagaille, une reprise en anglais par Kellylee Evans), la francophonie est sous le charme.
Son nouvel album, Racine carrée, sorti dans la deuxième quinzaine d’août, est illico passé en tête des ventes et téléchargements, en Suisse romande comme ailleurs. Deux clips, Formidable et Papaoutai, ont été vus plusieurs dizaines de millions de fois. «La façon de me protéger de tout ce barnum, c’est en me considérant simplement comme le porte-parole d’une équipe, explique-t-il. On est beaucoup. C’est un travail, on le fait ensemble, au service d’un projet, à un moment donné. Les compliments, on les partage. Je fais le job avec passion, je joue le jeu à fond. Mais Stromae, ce n’est pas tout à fait moi.»
Changement de vitesses. Il prononce «Stromaï», version pseudo de maestro en verlan. On lui avoue avoir été assez blaireau pour n’y avoir rien compris, au début. Dès lors, c’est plutôt dur de se débarrasser d’une tendance lourde au «Stromahé». Quand il parle, ses épaules bougent, ses bras longs battent des rythmiques sur ses cuisses.
Il a une modestie qui sonne vrai, aussi. Il trouve que d’avoir dû arriver à 28 ans pour comprendre que la vie n’est pas simple, que rien n’y est plus faux que les divisions entre bons et méchants, Noirs ou Blancs, n’est pas particulièrement finaud. Il dit souvent des choses comme «C’est plus complexe que ça», «C’est trop facile de penser comme cela», etc. On l’interroge sur la gravité, la dureté souvent terribles de ses textes. «C’est une volonté de réfléchir à ce que j’écris. Je n’ai pas envie de pondre des trucs d’adolescent attardé. J’ai mis assez de temps à sortir de cette période. J’ai envie de parler de choses réelles de la vie. C’est aussi pour rééquilibrer ces musiques, qui sont tellement optimistes.»
Le résultat est souvent bouleversant. Son premier disque, Cheese, lancé en 2010 dans la foulée du triomphe d’Alors on danse, souffrait cependant d’une systématique dans le tempo et les rythmiques pour pistes de danse. Changement de vitesses, ce coup-ci. Racine carrée sidère et émeut précisément par la variété des styles qu’il déploie. Tubes électro pour dancefloors, oui, mais aussi de la rumba congolaise et de la morna (un hommage merveilleux à Cesaria Evora, qu’il croisa il y a quelques années), des chaloupements du Sud ici ou là, une réinterprétation inouïe, enfin, du Carmen de Bizet, pour raconter les solitudes de Twitter et Facebook. Pas un seul sample: «Je n’ai jamais aimé courir après les samples, aussi loin que je me souvienne. J’ai toujours aimé faire les trucs moi-même, chercher un son, trouver une boucle.»
Brel et le père. Il s’étonne que l’on s’étonne de ses roulements légers des r: «Tous les classiques faisaient ça. De Nougaro à Trenet ou Piaf. Ou Brel évidemment.» Brel, dont on lui cause à longueur d’interviews (Belge comme lui, les bras trop longs, la maigreur, la manière de tordre la langue française, le goût pour l’acide dans le regard sur les êtres et la vie, etc.). «Il n’avait pas peur d’être un personnage, dans ses chansons. Il en faisait même limite beaucoup. Et j’en fais limite beaucoup.» On ironise, ça ferait un super titre d’article pour le buzz, ça: «Stromae: ”Jacques Brel en faisait quand même limite beaucoup! “» Il s’écrase de rire, il sait la dérision de l’époque.
Il concède avoir peut-être de Brel un côté éducation chrétienne, une envie de fraternité des êtres, une certaine façon d’espérer, de ressentir le bien et le mal. Il parle finalement peu de son père, rwandais, mort durant le génocide du milieu des années 90. «J’ai dit parfois qu’il était volage. Mais je dois rectifier: il ne l’était pas plus que beaucoup d’hommes. Je l’ai peu vu et, après mes 9 ans, il n’était donc plus là. Je n’ai pas pour autant eu une vie pire que les autres. Je ne veux pas en faire une plainte, une excuse, ou quoi que ce soit. Papaoutai, oui, c’est le manque du père. Or, ce manque, il concerne tout le monde, pas seulement ceux dont le papa est mort, absent, parti.» En prenant congé, on lui dit qu’on espère le revoir, sur scène et à travers les années, que quelque chose de neuf se passe, avec lui. Racine carrée fait partie de ces disques miraculeux qui disent leur époque, embuant de vérités déchirantes l’écume des jours. Alors on danse avec les larmes.
«Racine carrée», Stromae. 1 CD Mosaert/Universal.