Le cinéaste vaudois Lionel Baier réussit avec «Les grandes ondes (à l’ouest)» une irrésistible et très intelligente comédie, sur fond de révolution des Œillets. Rencontre.
On a à peine le temps de mettre en marche notre enregistreur que Lionel Baier se lance dans une longue analyse de la comédie, un genre auquel il se frotte pour la première fois de manière frontale. Faisant suite à une série de documentaires (Celui au pasteur, La parade, Bon vent/Claude Goretta), de fictions (Garçon stupide, Comme des voleurs (à l’est), Un autre homme) et d’œuvres expérimentales (Toulouse, Low Cost) le plus souvent à la première personne, Les grandes ondes (à l’ouest) est un film où le rire est franc, les gags assumés, comme dans cette formidable séquence d’ouverture qui voit le directeur de la Radio suisse romande (RSR) – joué par le documentariste Jean-Stéphane Bron – se faire dicter sa ligne éditoriale par un conseiller fédéral. A 37 ans, le cinéaste vaudois signe son film le plus accessible, facilement lisible au premier degré pour qui ne se préoccupe pas de savoir ce qu’un long métrage peut dire de plus profond sur une époque, sur une société ou sur son auteur.
On est en 1974 et le service public doit donner une image positive de la Suisse, ne pas assommer ses auditeurs avec des sujets sur les centrales nucléaires ou les espions russes infiltrés, estime ce conseiller fédéral affable et populiste. Pourquoi, par exemple, ne pas envoyer deux journalistes et un ingénieur du son au Portugal afin de rendre compte de l’aide helvétique à ce «peuple sous-développé mais néanmoins sympathique», comme le dira plus tard un commentateur? Et le directeur de la RSR d’obtempérer.
Deuxième pièce après Comme des voleurs (à l’est) d’une tétralogie conçue à partir des quatre points cardinaux comme «une cartographie affective des Européens entre eux», Les grandes ondes (à l’ouest) est le film qui a demandé le plus de travail à Lionel Baier. Tant à l’écriture, parce que «si les gens rient beaucoup à la lecture du scénario, c’est mauvais signe», que durant le montage. «On a notamment passé plus d’un mois sur les dix premières minutes avant de trouver une solution pour que cela fonctionne», raconte le réalisateur.
Deus ex machina. Après une première partie en forme de road movie, le récit bascule: alors qu’il s’apprête à retourner en Suisse, le trio de la RSR croise des confrères belges en route pour Lisbonne, où la révolution des Œillets est en marche. Gag pour initiés pas si anodin que cela, ces journalistes mieux informés sont interprétés par Lionel Baier et ses amis réalisateurs Ursula Meier et Frédéric Mermoud. «Dans la vraie vie, les personnages seraient rentrés chez eux. Si les Belges n’arrivent pas, le film se termine. Mais comme le cinéma, c’est mieux que la vie, on pousse plus loin l’histoire grâce à un deus ex machina qui vient du cinéma», explicite le cinéaste. En route pour Lisbonne, donc, où le film va être poussé vers des sommets par le souffle de l’histoire en marche. Après une nuit de tous les possibles, entre fado, comédie musicale «gershwinienne», discours humanistes et révolution sexuelle, les trois Suisses et leur guide portugais vont renaître comme au premier jour. Un grand moment de cinéma qui doit beaucoup à des acteurs que Lionel Baier a parfaitement su guider: les Français Valérie Donzelli et Michel Vuillermoz, parfaits en féministe faussement désinvolte et en vieux baroudeur à la mémoire défaillante, et le retraité de la RSR Patrick Lapp, qui a l’élégance des valets des comédies d’Ernst Lubitsch, dit-il.
Les grandes ondes (à l’ouest) est-il un film politique? Assurément. Car au-delà de ses qualités formelles et de sa solide architecture narrative, il dit quelque chose sur l’Europe. «Avant la votation de 1992 et le non à l’EEE, je me suis construit sur cette idée de l’Europe comme un espace commun, où l’on n’est pas circonscrit à un pays, dit Lionel Baier. Une notion que l’on a oubliée, ce qui m’angoisse vraiment. Quand je regarde la télévision et que j’entends certains discours, c’est comme si l’Europe était la cause de tous les maux. La crise économique, c’est à cause de l’Europe; la mondialisation, l’Europe en est l’agent principal… Mais on oublie qu’il y a quarante ans, il y avait des dictatures pas loin de chez nous; que passer certaines frontières était difficile, qu’en Suisse on mettait les travailleurs étrangers dans des camps pour saisonniers, qu’il n’y avait pas de regroupement familial et que les femmes venaient seulement d’obtenir le droit de vote. Si le film peut dès lors fonctionner comme une piqûre de rappel, faire état de mémoire, je serai ravi. Même si je dis tout cela de façon légère, car on reste dans la comédie, j’aime croire que l’Europe n’est peut-être pas le problème, mais la solution.»
De Lionel Baier. Avec Valérie Donzelli, Michel Vuillermoz et Patrick Lapp. Suisse/France/Portugal, 1 h 25. Sortie le 18 septembre.
Ils étaient de passage au Festival de Locarno
Valérie Donzelli
«Ce qui m’a d’abord plu dans le rôle de Julie, c’était le fait d’être dans les années 70 – les coiffures, les costumes... Après, le fait qu’elle soit journaliste de radio, j’adore. J’écoute beaucoup la radio, quand j’étais petite je faisais même des émissions pour m’amuser, j’imitais des voix. Et, cerise sur le gâteau, Julie est féministe. J’ai senti dans le regard de Lionel un vrai amour du personnage, et c’était très rassurant. Puis il y a la petite histoire qui rencontre la grande, et c’est là toute l’intelligence du film. Qu’y a-t-il de plus beau qu’un peuple qui s’unit pour sa liberté après en avoir été privé pendant longtemps? J’ai été émue aux larmes la première fois que j’ai vu le film.»
Michel Vuillermoz
«Lorsque j’ai lu le scénario, je l’ai trouvé magnifique, extrêmement drôle et émouvant. En voyant le film, j’ai retrouvé ce que j’avais ressenti à sa lecture, des émotions que Lionel a même magnifiées par sa mise en scène. Le tournage a été une aventure extraordinaire, un grand cadeau. Pour interpréter Cauvin, je me suis souvenu des grands reporters à la Kapuscinski, de ces journalistes qui partaient dans un pays en guerre ou sous dictature, à la recherche de l’information brute. Et le fait qu’il perde la mémoire joue un rôle symbolique, amène quelque chose de poétique au personnage et au film. Et pose cette question: de quoi devons-nous nous souvenir?» √SG