Célébration. L’année Gustave Roud s’achève en beauté, avec une nouvelle exposition, deux livres, et un film documentaire qui donne la parole aux paysans que le poète-photographe, figure majeure de la littérature romande, a magnifiés et érotisés. Rencontre avec l’un d’eux, dans sa ferme de Neyruz.
«Entrez, c’est ouvert!» C’est ici, rue du Battoir, à Neyruz-sur-Moudon, chez la famille Freymond, que Gustave Roud (1897-1976) avait pour habitude de faire des haltes durant ses longues promenades à pied. C’était à la fin des années 60. Le poète, habitant Carrouge (VD), venait prendre des photographies d’André. André sur son tracteur, André fauchant à la main (alors qu’il ne savait pas le faire, car on en avait perdu l’usage à cette époque). André chargeant du foin sur un char. Aujourd’hui, à 69 ans, André Freymond raconte ses souvenirs, par amitié pour «Monsieur Gustave». Et d’éclairer les rapports que le poète-photographe entretenait avec ses modèles.
«Laissez-le en paix!»
«Un jour, en passant, il a engagé la conversation au sujet de mon cheval noir. Plutôt que de babiller dehors, je lui ai proposé de venir à l’intérieur», se souvient André Freymond, qui nous accueille avec son épouse Christiane dans la cuisine où Roud passait boire le thé il y a près de cinquante ans. «Il a toujours voulu que je le tutoie, poursuit l’agriculteur retraité. Mais il m’impressionnait trop.» Christiane apporte un service à dessert, offert par «Monsieur Gustave» en cadeau de mariage. «Il ne restait jamais longtemps, pour ne pas déranger. Il parlait peu de sa vie, il était discret.» Sur la table, deux albums de photographies offerts par Roud, dont beaucoup de portraits d’André torse nu. Et des lettres dans lesquelles le poète se lasse de ne pas avoir vu son ami. Ainsi, le 16 août 1971: «Mon seul regret, avoir manqué un jeune moissonneur qui doit ressembler à une belle statue. (…) Complice, l’appareil de photo trouve le temps bien long, dans son étui, et soupire après le temps des déclics qui tarde à venir.»
A regarder aujourd’hui la vaste production photographique de Roud, comprenant nombre de jeunes paysans au travail, muscles bandés mordus par le soleil, c’est le désir qui saute aux yeux. Qu’est-ce que cela faisait, d’être l’objet de cette attention? «On l’a toujours prise comme de l’amitié. A l’époque, je n’aurais pas pensé… C’est vrai qu’on taisait trop les choses, alors, mais cela m’agace qu’on revienne toujours sur le sujet aujourd’hui. Ma foi, il était comme ça. Laissez-le en paix!» Christiane sert le café. «Chacun a droit à sa propre vie et à la vivre normalement, parmi tout le monde», explique-t-elle. «Il aurait été gêné qu’on remette ça en avant», estime André.
Gustave Roud avait du goût, et on comprend que l’accueil franc et amical des Freymond le poussait à faire un crochet par Neyruz. «J’aurais aimé le questionner, mais je me gênais, dit encore André. Peut-être que j’ai raté quelque chose, parce que j’étais trop jeune. J’aurais pu lui apporter autre chose, et il aurait pu m’apporter autre chose, si j’avais su lui parler de la vie…»
Drôle d’oiseau
Dans le milieu rural, Roud détonnait à plus d’un titre. D’abord parce que ce «drôle d’oiseau» arpentait les chemins avec un appareil photo, objet rare dans les campagnes des années 30. Manteau, chapeau, cravate, souliers noirs impeccablement cirés, il était comme un notaire ou un professeur. Son aplomb et sa grande taille impressionnaient les jeunes paysans qui posaient pour lui. Pire, pour ces campagnards laborieux, Roud était un oisif. Ecrire n’était pas considéré comme un vrai travail. Enfin, célibataire, les rumeurs sur ses préférences allaient bon train. C’est ce qu’on découvre au Musée d’art de Pully, dans un documentaire commandité et projeté dans le cadre de l’exposition Gustave Roud, les traces éparses du paradis. Ce documentaire, Les sables sans fin de l’absence, signé Stéphane Goël et Grégoire Mayor, est une petite merveille. Les réalisateurs sont allés recueillir les témoignages de ceux que Roud avait photographiés. (A l’issue de l’exposition, le film sera en libre accès sur le Net.)
L’esthétique du désir
Pour fêter les 50 ans du Centre de recherches sur les lettres romandes, il a été décidé de placer toute l’année 2015 sous le signe de Gustave Roud. Parce que l’œuvre, vivante, continue de nous interroger et méritait de nouveaux éclairages. «C’est un des grands écrivains-photographes de l’entre-deux-guerres, d’envergure européenne», explique Antonio Rodriguez, professeur de lettres à l’Université de Lausanne et président de l’Association des amis de Gustave Roud. En témoignent des traductions de l’œuvre qui sont en cours, en italien, en allemand et en anglais. «Mais si sa poésie tient dans le temps, elle n’a pas percé comme un des classiques de la littérature française. Et son œuvre photographique n’a pas non plus l’envergure de celle d’un photographe professionnel. C’est la conjonction des deux qui crée quelque chose de très singulier.»
Pas moins de quatre expositions ont été organisées durant l’année, et deux livres collectifs viennent de paraître: Gustave Roud – La plume et le regard et Chez Gustave Roud – Une demeure en poésie. Ces deux ouvrages richement illustrés, édités par Infolio, explorent les nombreuses facettes, y compris celle qui pose toujours problème aujourd’hui: l’érotisme qui irrigue l’œuvre. Tout, chez Roud, naît du désir contrarié. C’est parce que ce dernier est indicible, dans le milieu dans lequel il a vécu, qu’il a inventé une langue, et une esthétique, pour pouvoir l’exprimer. «Il y a eu beaucoup d’euphémismes, au sujet de l’homosexualité de Gustave Roud, poursuit Antonio Rodriguez. Pour moi, c’est avant tout une question d’esthétique. Cette esthétique, à certains égards, est homoérotique.» Et l’on pense à certains passages d’Essai pour un paradis, publié pour la première fois en 1933, à Lausanne. Le personnage d’Aimé se baigne, contemplé par le narrateur: «Une seconde encore, Aimé, une seule seconde, retarde ce délicieux ensevelissement jusqu’aux lèvres, cet assouvissement parmi l’écume, où le désir se perd dans sa propre plénitude…»
Ce qui était risqué, pour le poète, c’était de porter ce regard désirant sur ce qui l’entourait. Pas de transposition dans une autre réalité, la Grèce ancienne ou l’Orient fantasmé. Pas de déguisement. «Ceux qu’il prenait pour modèles, c’étaient ses voisins, les paysans suisses du Jorat», souligne l’universitaire. Lorsque Antonio Rodriguez évoque l’homosexualité de Roud, on lui rétorque parfois qu’il trahit la vie privée du poète. «Ce n’est pas un problème privé, mais esthétique, nuance-t-il. C’est une composante de l’œuvre, qu’il faut analyser, comme les autres.» Pourquoi continuer de nier l’évidence? «On touche à un grand auteur de la région, très aimé, à une figure tutélaire. Mais il est fondamental de pouvoir avoir accès à cette part de l’œuvre et d’en parler.»
Une œuvre universelle
C’est principalement par cette composante tragique du désir contrarié que Roud nous parle aujourd’hui. Il ne s’agit pas d’y voir le seul désir sexuel. Pour le poète, ces jeunes paysans sont des intermédiaires pour atteindre une dimension spirituelle et approcher le mystère de l’incarnation. Le poète ne fait pas de circonvolutions pour dire le désir; il dit plus que le désir. Le corps de l’aimé est un moyen de toucher, d’effleurer l’éternel.
Grâce à Roud, on se souvient des faucheurs disparus de nos campagnes. Fernand, Olivier, Maurice ou André sont «inexplicablement admis au présent de l’éternité». Dans son regard, ces hommes étaient les fragments d’un paradis qu’il s’agissait d’élaborer patiemment, obstinément, par l’écriture. «Tu passes. Tu traverses mon bras tendu. Si mon cœur bat, c’est que ton pas sonne encore à la route, aux façades. Le voici tu. Que le vent me disperse. Je te donne mon dernier rêve.» (Essai pour un paradis.)
Livres:
«Gustave Roud – La plume et le regard». Sous la direction de Philippe Kaenel, Daniel Maggetti. Infolio, 366 p.
«Chez Gustave Roud – Une demeure en poésie».
Sous la direction d’Anne-Frédérique Schläpfer, avec des photographies de Philippe Pache. Infolio, 126 p.
Expositions en cours:
«Gustave Roud, les traces éparses du paradis», Musée de Pully. Avec le film «Les sables sans fin de l’absence». Jusqu’au 13 décembre 2015.
«Roud-Burnand: deux visions de la campagne», Musée Eugène Burnand, Moudon. Jusqu’au 29 novembre 2015.
«Gustave Roud – Correspondances électives», Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, Lausanne-Riponne. Jusqu’au 31 janvier.