David Brun-Lambert*
Biopic. Produit par Netflix, un documentaire consacré à l’interprète de «My Baby Just Cares (For Me)» dévoile le destin d’une artiste géniale que les chaos de son époque ont balayée.
Douze ans après sa disparition, Nina Simone fait l’objet d’un culte mondial. Alors qu’une nouvelle génération d’artistes pop ou rap se réclame de la chanteuse et pianiste afro-américaine, reprises, hommages et publications se multiplient. Le magnétisme de sa voix y est loué et la densité de son œuvre étudiée. Mais quelle femme se cachait derrière la High Priestess of Soul?
C’est le mystère que confronte What Happened, Miss Simone?, documentaire réalisé par la cinéaste new-yorkaise Liz Garbus pour le géant des plates-formes de vidéo à la demande Netflix.
Une anomalie
«Ma mère était Nina Simone vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et c’était bien tout le problème!» Cette déclaration de Lisa Stroud, fille unique de la diva, sous-tend ce portrait consacré à une artiste parmi les plus cruciales de son temps.
Construit autour d’interviews filmées et d’un ensemble souvent inédit d’archives photos et vidéo, What Happened, Miss Simone? traque cette inconnue dissimulée durant un demi-siècle sous un nom d’emprunt.
L’inconnue, c’est Eunice Kathleen Waymon, fillette noire grandie dans la Caroline du Sud ségrégationniste des années 30 à qui sa communauté prête un rêve: devenir la première pianiste concertiste noire d’Amérique.
Plus tard refusée à l’examen d’entrée du prestigieux conservatoire Curtis Institute de Philadelphie, puis échouée dans un bar d’Atlantic City où elle mêle Bach à des standards de Broadway ou des douceurs jazz, Eunice devient Nina. «Afin que ma mère bigote ignore que j’interprétais la musique du diable», prétendait-elle.
Une première fois escroquée par l’industrie discographique, on la retrouve transfigurée dans le Manhattan des fifties. Réputée imprévisible, d’un caractère explosif, Nina y taille sa réputation à coups de poing.
«C’était l’une des plus grandes artistes de tous les temps, déclare Lisa Stroud. Quand elle chantait, elle était comme une anomalie.» Un corps qui, durant ses concerts, convoquait tout à la fois colère froide, liberté, sensualité et tragédie.
Etendards d’une lutte
Premiers succès et tournées nationales. Nina Simone impose sa great Black American music, cet espace âpre et sophistiqué qui concentre un demi-siècle de musique populaire US. Le mouvement pour les droits civiques bat son plein. L’idole le rejoint.
En militante idéaliste d’abord. En activiste exaltée bientôt. Dès lors, ses albums servent d’étendards à un combat dont elle épouse les idées les plus radicales. «Comment être une artiste sans se faire l’écho de son époque?» demandait-elle, excédée.
Ces temps d’engagement sont ceux qui passionnent Liz Garbus. A raison: pour Nina, ils furent tout à la fois synonymes de pics créatifs, de vie privée délitée et de santé mentale écornée. Le film dresse alors le portrait d’un personnage à vif, éploré: mère négligente et femme esseulée, amante passionnée et harpie déchaînée, figure dépressive trop tard diagnostiquée bipolaire…
Rescapée d’une odyssée singulière qui la vit errer du Liberia à la Suisse et Paris durant les seventies, Nina renouait curieusement avec le succès en 1987, quand les parfums Chanel choisissaient le titre My Baby Just Cares (For Me) pour accompagner une campagne publicitaire mondiale.
Mais désormais amère, malade, obèse et comme devenue une énigme à elle-même, la chanteuse ne possédait plus que si peu en commun avec la femme douée, forte et fière qu’elle avait autrefois créée: cette Nina Simone qui, d’un drame personnel à l’autre, avait progressivement annulé Eunice Waymon pour finalement la dévorer.
