Ecrivains et dessinateurs. Depuis dix ans, protégé par la police, Roberto Saviano continue néanmoins à écrire «la vérité». Le dessinateur Luz, lui aussi surveillé de près, sort un livre émouvant sur sa vie après la tragédie de «Charlie Hebdo». Et ses confrères Kurt Westergaard ou Lars Vilks, comment font-ils pour créer avec leur garde rapprochée? Salman Rushdie, après treize ans passés avec ses gardes du corps, a peut-être la clé…
C’était le moment le plus poignant du récent Forum des 100 de L’Hebdo à Lausanne. A la question de la rédactrice en chef adjointe Chantal Tauxe, qui voulait savoir si le sacrifice de ses plus belles années en valait la peine, lui qui vit sous escorte policière permanente, Roberto Saviano a répondu: «Mon devoir de journaliste était d’écrire la réalité de la mafia. Mais, non, cela ne valait pas la peine. Je n’aurais jamais imaginé susciter une telle haine. La vie est trop précieuse pour l’immoler au nom d’un idéal.»
Voilà presque dix ans, après la publication de son roman Gomorra, qui décrit les méfaits de la Camorra, que l’écrivain et journaliste napolitain vit protégé par des carabinieri. Roberto Saviano a reçu des menaces de mort. Il vit caché, de caserne en caserne, de planque en planque, toujours des pandores à ses côtés.
Pour sa venue à Lausanne le 7 mai dernier, ils l’avaient mis à Rome dans l’avion de Genève. A Cointrin, à peine sorti de la carlingue, le service de sécurité de l’aéroport l’a conduit fissa dans une salle protégée.
Là, dans un ballet coordonné par la sécurité de l’Université de Lausanne, où se déroulait le Forum des 100, une demi-douzaine de gardes du corps n’a plus lâché Roberto Saviano pendant les vingt-cinq heures qu’il a passées sur sol suisse. Y compris durant la nuit dans un hôtel, près de la gare de Lausanne.
Pendant le Forum lui-même, il a fallu régler la trajectoire des gorilles de l’écrivain avec ceux de la présidente de la Confédération. Roberto Saviano et Simonetta Sommaruga ont d’ailleurs échangé quelques propos dehors, sous le soleil et devant beaucoup de lunettes noires prolongées d’oreillettes. Comme dans les films.
Sauf qu’il s’agit d’un vrai intellectuel dont la tête a été mise à prix en raison de ses écrits. Il avait 26 ans lorsque les policiers sont venus un jour le cueillir chez lui pour lui dire qu’il pouvait désormais faire une croix sur sa liberté. Roberto Saviano a maintenant 35 ans. Sa protection n’est pas près de se relâcher. Voilà ce qu’il en coûte de dire la vérité sur une organisation criminelle.
Retrouvailles inattendues
Comment, dès lors, dans une telle restriction de faits et gestes, trouver les ressources pour écrire encore? Quitte à s’en prendre, après les crapules mafieuses, aux cartels de la cocaïne, comme Roberto Saviano l’a fait en 2013 dans son livre Extra pure?
L’être humain est un animal qui s’habitue à tout, mais ce n’est pas suffisant. Il faut autre chose, comme le sens du devoir, la rage de s’en sortir ou les retrouvailles inattendues entre un créateur et son moyen d’expression.
C’est ce qui est arrivé au dessinateur Luz après le massacre des journalistes de Charlie Hebdo en janvier. Lui en a réchappé par miracle, mais croyait en avoir fini avec le dessin après un si dur traumatisme. «Un jour, le dessin m’a quitté. Le même jour qu’une poignée d’amis chers.
A la seule différence qu’il est revenu, lui», écrit Luz en préambule de son dernier livre, Catharsis (lire l’encadré). Cette émouvante série de planches à l’encre noire est sans doute ce que Luz a produit de mieux dans sa carrière. Autant dans la forme que dans le fond: la lutte d’un homme qui ne veut pas tomber dans la folie.
Luz raconte dans Catharsis la présence aussi proche que permanente de ses trois gardes du corps, jour et nuit. Il les met en scène, s’en moque gentiment. Comme lorsque le dessinateur de Charlie Hebdo est au bord de la mer avec sa bien-aimée. Elle est émerveillée par le spectacle naturel, mais à quelques pas les cerbères parlent de leurs bagnoles.
Et elle de lâcher: «Tu sais, parfois tes flics, ça m’soûle.»
L’ex-rédacteur en chef de Charlie Hebdo, Philippe Val, vit lui aussi à Paris sous escorte. Il en ressent le poids, comme tous ses anciens confrères dont la vie et le travail sont désormais sous surveillance de la police. Nous l’avions, à L’Hebdo, invité au récent Salon du livre de Palexpo.
Mais il a décliné. En nous expliquant qu’il devait recevoir le 11 mai une récompense à l’ONU (le prix Morris Abram 2015 pour les droits de l’homme) et que deux déplacements à Genève à quelques jours d’intervalle étaient impossibles. Trop de logistique policière.
Il y avait alors beaucoup de lassitude dans la voix de Philippe Val. Il venait pourtant de nous parler avec flamme de son dernier essai, Malaise dans l’inculture (Ed. Seuil). Cet artiste, directeur de radio et écrivain n’a jamais eu la langue dans sa poche, ce qui lui valut bon nombre d’ennemis.
Mais son récent livre trahit sans doute sa condition d’homme terré. Une colère froide, de celles qui brûlent les vaisseaux, transpire des pages. Seul un amour inconditionnel de la culture, en particulier de Montaigne, semble sauver Philippe Val. Montaigne reclus en sa tour d’ivoire, seul avec ses livres et son expérience passée de la vie.
Les assassins qui rôdent
Créer encore et encore, écrire ou dessiner malgré les assassins qui rôdent non loin. Demandez à l’illustrateur danois Kurt Westergaard ce qu’il en pense. Il est l’auteur du dessin de Mahomet couvert d’un turban en forme de bombe paru en 2005, caricature publiée peu après par Philippe Val dans Charlie Hebdo.
L’année suivante, deux hommes avaient été arrêtés pour avoir planifié le meurtre de Westergaard. En 2010, un islamiste somalien armé d’une hache était entré dans sa maison au Danemark, malgré la protection dont il bénéficiait depuis 2006.
Kurt Westergaard avait pu se réfugier avec sa petite-fille de 5 ans dans une salle sécurisée de son habitation avant d’appeler la police. Laquelle a pu arrêter le Somalien.
Demandez à Lars Vilks ce qu’il en pense aussi. Le dessinateur suédois avait publié en 2007 une caricature de la tête de Mahomet posée sur un corps de chien. Sa propre tête avait été mise à prix par les islamistes. Il a depuis subi plusieurs tentatives d’assassinat.
En février dernier, Lars Vilks a de nouveau été pris pour cible lors d’une conférence à Copenhague, où il était l’orateur principal. Il y a eu un mort sur place, le cinéaste Fin Norgaard, malgré les forces de l’ordre qui entouraient la manifestation.
Puis le terroriste, qui avait entre-temps tué une autre personne devant une synagogue, a été abattu le lendemain. Provocateur, au point de se nourrir de sa condition de paria traqué, Lars Vilks n’est pas prêt à mettre sa liberté d’expression sous le boisseau.
Salman Rushdie, lui, a été plus prudent pendant ses treize années passées sous surveillance de la police britannique. L’auteur des Versets sataniques, condamné à mort en 1989 par l’ayatollah Khomeiny, s’est d’abord claquemuré dans les refuges proposés par Scotland Yard, tétanisé par ce qui lui arrivait.
Puis, comme l’écrivain le raconte dans ses mémoires publiés en 2012 (Joseph Anton, 2012, Ed. Folio), il a recommencé à rédiger des critiques littéraires. Avant de répondre à la demande de son fils Zafar, qui demandait à son père de lui écrire un livre.
Une décision soudaine qui a donné Haroun et la mer des histoires, son premier livre pour enfants, surtout une allégorie sur l’importance vitale de la littérature, ce sport de combat rapproché. Et un ouvrage qui a redonné à Salman Rushdie le goût d’écrire. Les retrouvailles, une fois encore, entre un créateur et son art.
Salman Rushdie est l’écrivain qui décrit le mieux une vie protégée à l’extrême par la force publique. L’absurdité d’une situation causée par une bigoterie meurtrière, mais qui s’incarne par la présence immuable de deux officiers, deux chauffeurs et deux voitures, au cas où l’une d’entre elles tomberait en panne (ce qui est arrivé).
Des flics parfois récalcitrants, mais tous volontaires pour une mission hors norme. Les commentaires lourds pendant les matchs de foot regardés ensemble à la TV, les ronds de serviette pour tous les membres de cette famille recomposée rangés dans un tiroir de la cuisine.
Mais aussi les policiers qui essaient de comprendre ce qui s’est passé pour qu’un roman, une fiction, puisse déclencher un tel barnum. Et même l’un d’entre eux à qui vient l’envie de passer un diplôme universitaire en littérature coloniale…
Tout cela pour qu’un jour, treize ans plus tard, la garde personnelle tourne d’un coup les talons, laissant le prétendu blasphémateur héler tout seul un taxi en plein Londres.
La catharsis de luz
Album Traumatisé pour de bon après l’attentat de Charlie Hebdo, auquel il a réchappé d’un fil, Luz, qui quittera la rédaction en septembre prochain, livre sa vie «d’après» dans des planches qui rappellent les Idées noires de Franquin le dépressif. Mais avec son ton à lui, drôle et tendre, mordant et irrévérencieux. De la colère, de l'amour et de l’humour pour tenter de ne pas sombrer.