• Richard Ford traverse la frontière au Canada.
• Joyce Carol Oates raconte une exceptionnelle «Mudwoman».
• Colum McCann fait le pont entre le Nouveau Monde et l’Ancien.
• L’essentiel de la rentrée littéraire.
555 romans français et étrangers sont annoncés en librairie entre août et octobre, dont 357 romans français, 198 romans traduits d’une langue étrangère et 86 premiers romans. Derrière les super-stars, comme Douglas Kennedy, Amélie Nothomb, Eric-Emmanuel Schmitt ou Jean d’Ormesson se profilent des valeurs sûres, comme Chantal Thomas, Nancy Huston, Marie Darrieussecq, Jean-Louis Fournier, Claudie Gallay ou Jean-Philippe Toussaint. Nous avons choisi de mettre en avant cette semaine Richard Ford, Colum McCann et Joyce Carol Oates, trois écrivains américains que nous avons rencontré et dont les nouveaux romans, à lire absolument, nous ont marqués par leur puissance romanesque inégalée. Et par leur regard unique sur cette terre des fantasmes outre-Atlantique, jamais remplacée dans nos cœurs.
«Canada»
Richard Ford traverse la frontière
«Canada» est un chef-d’œuvre dont les deux premières phrases suffisent pour briser les défenses du lecteur et le saisir à la gorge sans plus le lâcher: «D’abord, je vais raconter le hold-up que nos parents ont commis. Ensuite les meurtres, qui se sont produits plus tard.»
Livrer de suite les éléments principaux de l’intrigue est un vieux truc narratif que Richard Ford, 69 ans, résidant du Maine, Prix Pulitzer 1995 pour Indépendance, le plus beau des écrivains américains avec Paul Auster, maîtrise à la perfection. Cinq cents pages plus tard, nous saurons tout sur le hold-up commis par les parents du narrateur, et les meurtres qui se sont produits plus tard, sans s’être ennuyé une seconde. Cinq cents pages plus tard, nous aurons traversé plusieurs frontières réelles ou symboliques – celle qui sépare les Etats-Unis du Canada et que l’on fait traverser à Dell, 15 ans, une fois son père et sa mère en prison, celle qui sépare la légalité de l’illégalité et que traversent ses parents menant pourtant jusque-là une vie parfaitement banale, celle qui sépare la normalité de la déviance, l’enfance de l’âge adulte, l’innocence du cynisme, la peur du courage, la civilisation de la vie sauvage, le bonheur du malheur.
Richard Ford se repasse en boucle depuis 1998 cette scène du garçon qui traverse la frontière du Canada sans savoir ce qui l’attend, assis dans une voiture à côté d’une personne qu’il ne connaît pas. «A chaque fois, j’en avais des frissons. J’ai voulu en savoir plus sur son histoire.»
Le décor et la situation de départ sont les mêmes que dans Une saison ardente, paru en 1990: un ado de Great Falls, Montana, se retrouve livré à lui-même à la suite de l’éclatement de sa famille. Mais dans Canada, celui qui raconte se souvient: il a vécu, vieilli, et regarde ces étranges mois de sa jeunesse avec une certaine distance. «Je voulais que mon narrateur soit un adulte qui s’est réalisé, et qui comprenne ce qui est arrivé jadis.» Aux yeux de ce natif d’un coin paumé du Mississippi, orphelin de père et tôt livré à lui-même, le Canada fait figure de terre de liberté. «Le Canada est un endroit qui excite mon imagination. Ce pays apparaît aux yeux de l’Américain que je suis comme un refuge, un espace de tolérance. Aux Etats-Unis, les gens vous harcèlent avec leurs lois, leurs interdictions, leur politiquement correct, leur manière de tout contrôler. Aux Etats-Unis, impossible de chasser, il y a des barrières partout. Au Canada, la liberté est plus grande, personne ne vous embête.»
Dell s’en sort mieux que sa sœur jumelle Bev, pourtant celle qui se rebelle et ne se laisse pas emmener au Canada. «Dell trouve comment survivre et peut-être que se rebeller ne sert à rien pour survivre. Combien de kids de la contre-culture sont tombés du train en marche?»
Un milieu de durs. Au Canada, Dell se retrouve dans une cabane près de la frontière canado-américaine que Ford a occupée lui-même il y a vingt-cinq ans, lorsqu’il chassait les oies avec son ami Raymond Carver, et plusieurs fois depuis, pour écrire ou chasser – les oiseaux, perdrix ou faisans, exclusivement. Un milieu d’hommes durs, excentriques et marginaux, qui ressemble à celui que Ford a connu au contact de son grand-père, chez qui il a passé beaucoup de temps enfant et qui tenait un hôtel à Little Rock dans l’Arkansas. «Je voyais dans cet hôtel des choses que les adultes faisaient et qu’ils ne voulaient pas que les autres voient, des choses extraordinaires, macabres. Si on tirait un coup de feu dans l’hôtel, mon grand-père me prenait avec, il pensait faire mon éducation de la vie, même s’il s’avérait que c’était un suicide. Les femmes m’aimaient bien, elles m’appelaient pour de petits services, je découvrais leur intimité dans les chambres. J’ai compris dans cet hôtel que les limites du comportement humain sont très larges.»
Adolescent, Richard Ford volait des voitures et se battait, avant d’étudier, enseigner, écrire. «J’aurais pu aller en prison. Ça n’a tenu qu’à un fil. Tout le monde peut basculer dans le crime, comme les parents de Dell. La ligne qui sépare la légalité de la criminalité, on la traverse souvent par hasard, par malchance. Parfois, on ne peut plus revenir en arrière. Ce qu’on appelle la normalité n’existe pas. «Normal» n’est qu’un mot lié à la manière dont nous nous jugeons et imaginons notre place dans le monde.»
«Canada». De Richard Ford. L’Olivier, 480 p.
«Transatlantic»
Colum McCann en vol
1845: Frederick Douglass, esclave métis en fuite qui a publié ses Mémoires est le premier à avoir témoigné de l’horreur face à la condition des siens. Orateur brillant, il fait une tournée en Irlande pendant la grande famine et tente de convaincre les bourgeois de rallier la cause abolitionniste. A Dublin, une jeune domestique, Lily Duggan, croise son regard – elle embarquera pour le Nouveau Monde, bouleversant son destin et celui de ses descendants. 1919: le premier vol transatlantique entre l’Amérique et l’Europe atterrit en Irlande. Aux commandes du Vickers Vimy IV, deux vétérans de la Grande Guerre, Jack Alcock et Teddy Brown. L’un mourra jeune, l’autre se suicidera vieux. 1998: le négociateur du processus de paix en Irlande mandaté par les Etats-Unis, le sénateur George Mitchell, passe sa vie dans les avions. Un jour, à Dublin, il rencontre une vieille dame de 96 ans. Elle s’appelle Lottie et en 1919, en Amérique, elle assistait au premier vol transatlantique du Vickers Vimy IV…
Réparer des injustices. Roman polyphonique d’une richesse incomparable, Transatlantic tisse des correspondances d’abord mystérieuses, puis limpides, entre les lieux, les époques et les personnages, et brode subtilement sur les thèmes du déracinement, de la perte et du dépassement de soi. Surtout, en multipliant les ponts entre l’Amérique et l’Irlande, Colum McCann a écrit le roman qui lui ressemble le plus, lui qui, né à Dublin en 1965 d’un père journaliste-éditeur-footballeur catholique, adopta définitivement l’Amérique à l’âge de 21 ans. «J’avais Kerouac et les écrivains de la beat en tête. Le rêve américain n’existe pas. Mais on peut déposer son histoire en arrivant et repartir d’une autre manière.»
Il se dit «fier» d’avoir écrit ce livre, «plus» que pour ses livres précédents. «Il y a peu de romans qui parlent de l’Irlande sans parler seulement du nord, ou seulement du sud. Moi, je fais naviguer mes héros partout, dépassant les frontières des vieilles haines.» Il a d’ailleurs lancé officiellement son livre, le 17 mai dernier, à l’Ulster Museum de Belfast, parce que «personne ne fait jamais ce genre d’événement en Irlande du Nord».
Il voulait réparer une triple injustice: «On ne connaît ni Frederick Douglass ni George Mitchell, ni les deux aviateurs. Je voulais mettre en lumière ces héros inconnus. Même si, depuis son élection, Obama a rendu plusieurs fois hommage à Douglass. Je pense d’ailleurs qu’il n’y aurait pas eu de Mitchell sans Douglass, que ce dernier a légué une nouvelle sorte de démocratie, une nouvelle vision de l’humanité. C’était un visionnaire qui a inspiré tous les politiciens humanistes après lui.» Pour le roman, il a volé au-dessus du Dakota avec un appareil semblable au Vicky Vimers. «J’ai eu très peur!» Il a parlé à George Mitchell, toujours vivant. Retrouvé les rues de Dublin où Douglass s’est promené, surpris par la pauvreté qu’il ne soupçonnait pas. «L’Irlande a toujours été plus proche de l’Amérique que le reste de l’Europe.»
Raconté à travers quatre générations de femmes d’une même famille, condamnées à l’exode et qui ne cesseront de se tendre la main entre l’Irlande et l’Amérique, Transatlantic montre que le passé regorge autant que l’avenir de potentiel et de richesses inexplorées, de réinterprétations possibles, de réponses à des questions que nous n’avons jamais cessé de nous poser. A la toute fin, Hannah, l’arrière-petite-fille de Lily, se rend compte que «le monde a cela d’admirable qu’il ne s’arrête pas après nous». On appelle cela l’éternité.
«Transatlantic». De Colum McCann. Belfond, 384 p.
«Mudwoman»
La violence du passé (par Julien Burri)
Joyce Carol Oates revient d’une promenade dans Paris. La lumière crue, presque astringente, l’a épuisée. La romancière américaine paraît sans âge, échappée d’un film gothique des années 30. Après chaque question, elle murmure une ou deux phrases, puis s’interrompt. La mystérieuse Mrs Oates, peu prolixe, est pourtant graphomane. A 75 ans, elle a publié pas moins de 115 livres! Des pièces de théâtre, des recueils de poèmes, des nouvelles, et cinquante romans – parmi lesquels citons Eux, récompensé par le National Book Award for Fiction en 1970, Blonde, un roman inspiré du destin de Marilyn Monroe, ou encore Les chutes, qui lui a valu le prix Femina étranger en 2005. Son œuvre creuse, sans relâche, le thème de la violence (physique ou morale, la violence sous-jacente qui terrasse ou détruit à petit feu les individus).
Thriller psychologique. Cet automne paraît en français Mudwoman, littéralement «la femme de boue», chef-d’œuvre envoûtant qui tient autant du conte de fées sombre que du thriller psychologique haletant. C’est le portrait attachant de Meredith Neukirchen, une femme seule contre tous. Un roman poétiquement fort, dont les images et les paysages hantent durablement le lecteur (on pense à l’arrière-plan désertique de quelques tableaux de Brueghel: gibets et corbeaux). Une somme, qui parle autant du destin d’une femme tiraillée entre présent et passé que de celui de l’Amérique. «J’ai mis beaucoup de moi dans Mudwoman», confie l’auteure, sans en dire plus. Il faudra compléter les blancs qu’elle laisse, à dessein, dans la conversation. Comme son héroïne, Joyce Carol Oates est née dans un monde rural très modeste, à Lockport, dans l’Etat de New York. Dans la ferme familiale, aucun livre. «Mes parents n’étaient pas des gens instruits.» Elle ne sait pas pourquoi elle s’appelle Joyce Carol, noms de deux de ses auteurs fétiches. «C’est une coïncidence. Mes parents n’avaient jamais entendu parler ni de James Joyce ni de Lewis Carroll.» C’est sa grand-mère qui l’initie à la lecture, en lui offrant Alice aux pays des merveilles alors qu’elle a 8 ans. Puis, lorsqu’elle en a 14, elle lui apporte une machine à écrire. Comme son héroïne, travailleuse acharnée, Oates connaît une ascension sociale spectaculaire, devenant enseignante à l’Université de Princeton. «Je viens d’une région archaïque, non loin de New York. Ces deux mondes sont juxtaposés, j’ai passé de l’un à l’autre. Mais le passé est toujours là.»
Cauchemar précurseur. A l’origine de Mudwoman, il y a une vision. «J’ai rêvé d’une femme vêtue de façon étrange. Son maquillage épais avait séché. Il était devenu comme de la boue.» L’écrivaine reste hantée par ces images. «Pendant des années, elles ne m’ont pas abandonnée. J’ai pris des notes. Et puis, finalement, j’ai écrit ce roman.» Elle utilise la boue comme métaphore du passé, de la mémoire, du temps et des corps. C’est la vase des marais de la Black Snake River, où Meredith est abandonnée enfant par sa mère. Un marais où est enfoui un secret qui, plus, tard, affleurera.
Meredith devient la première présidente d’une grande université (qui ressemble à celle de Princeton). Elle prend également la tête de l’Ivy League (club très sélect des élites universitaires du pays). Elle sacrifie tout à sa carrière, aime secrètement un amant lointain et marié, qui lui explique qu’il vaut mieux vivre seul. Ainsi, «personne ne sait quels êtres diminués et ridicules nous sommes».
Un jour, son passé ressurgit. Stoïque, Meredith cherche à sauver les apparences, mais son masque se fissure et le roman bascule dans un fantastique angoissant. Son corps se défait, devient fange. «Mudwoman se concentre sur son travail pour ne pas se rappeler du passé. Elle est très isolée. Il y a beaucoup de femmes carriéristes qui sont seules et ne se marient pas.» Quand elle parle de son personnage, la romancière semble manquer d’air. «Moi, je me suis mariée, mais je n’ai pas eu d’enfant. Pourtant, je me suis sentie pleinement épanouie. J’ai eu le temps d’écrire de nombreux livres.»
On lui demande si la mélancolie était déjà en elle, enfant, lorsqu’elle s’occupait des poules dans la ferme des parents, lorsqu’elle a découvert la littérature et qu’elle a compris qu’elle serait à jamais différente des siens, eux qui ne lisaient pas. Elle nous adresse un sourire triste et ironique. Un sourire, comme un soupire, qui contient tout ce qu’elle ne nous a pas dit. «Maybe…» Puis, de nouveau, un de ses silences, comme un précipice qui donne le vertige.
«Mudwoman». De Joyce Carol Oates. Philippe Rey.