Rencontre. En deux ans, le collectif français Fauve est devenu un phénomène, musical autant que sociologique. Le 16 février sort «Vieux frères – partie 2», son deuxième album. Une consécration à la mesure de son talent.
Sur le canapé de la cafétéria de la Radio romande à Lausanne, une bouteille de Kombucha à la main, concentrés et détendus dans leur jean, Pierre et Nicolas. Ce pourrait tout aussi bien être Quentin, Simon ou Stéphane, les trois autres garçons du noyau dur de Fauve, collectif musical né en 2010 et devenu en quatre ans, dont seulement deux de concerts, la coqueluche de la nouvelle scène francophone. Ils ne parlent pas comme des ados, n’ont rien d’adultes blasés, l’un complétant la phrase de l’autre. Ce sont des trentenaires qui n’en reviennent pas de leur baraka, de la folie qui s’est allumée autour d’eux. Ils gardent un souvenir «bouillant» de leur passage au Montreux Jazz l’été passé, et se «réjouissent» de découvrir l’Arena de Genève ce printemps.
Fauve, ce sont cinq copains d’enfance, de lycée ou de fac, fils de bonnes familles de Normandie ou de Paris, jeunes actifs dans le marketing ou le droit en manque d’exaltation qui, dès 2010, se retrouvent pour noyer leur spleen dans la musique, vider leur trop-plein d’émotions dans autre chose que de vaines sorties en boîte ou de coûteuses séances de psy. Ils tirent leur nom des Nuits fauves de Cyril Collard, film qu’ils ont vu longtemps après sa sortie en 1992 mais qui les a marqués «à vie». Ils s’inventent un logo, symbole de «non égal à», et refusent de montrer leur visage pour rester un groupe soudé.
Ils ne chantent pas, ne font pas du rap ni vraiment du slam: leur truc, c’est le spoken word, des mots lâchés à la mitraillette sur fond de guitare-basse-claviers-percus lyriques, énergiques, rythmés. En français: «L’anglais n’aurait aucun sens pour nous. Nous faisons de la musique pour sortir nos émotions sincères et intimes, sans filtre.» Il ne faut que quelques mois à leurs chansons et clips diffusés sur le Net pour que la rumeur enfle. Un premier concert, en 2012 à La Petite Loge, est suivi par d’autres à La Maroquinerie ou La Flèche d’Or, des festivals comme celui du Chant de marin de Paimpol, Les Eurockéennes, ou Les Francofolies de La Rochelle. En mai 2013, ils sortent un premier album de six titres contenant des credo comme Les nuits fauves ou Blizzard. Les critiques s’écharpent, les maisons de disques se mettent à plat ventre, en vain: s’ils engagent un tourneur, Astérios, et un distributeur, Warner, ils gardent la main sur la production, montant leur propre structure, Fauve Corp.
Ils plaquent alors leur boulot pour vivre Fauve à plein temps, faire de la parenthèse un mode de vie, sortent leur premier album en février 2014, Vieux frères – partie 1, au succès public fulgurant. On cite Noir Désir, Arnaud Fleurent-Didier, le groupe toulousain Diabologum. Eux répondent Pixies, Sonic Youth, Street Hassle de Lou Reed, Serge Reggiani lorsqu’il chante Le temps qui reste, Ces gens-là de Brel ou encore Allen Ginsberg, le poète de Howl.
Un an après, Vieux frères – partie 2, attendu le 16 février, est promis à un avenir radieux. Fauve est désormais un collectif d’une vingtaine de jeunes gens âgés de 27 à 33 ans, certains musiciens, d’autres vidéastes, comédiens, designers. Ils ont vécu la bascule dans l’âge adulte et le monde professionnel comme une étape «dure». «Nous avons eu le sentiment de n’avoir pas été préparés. Nous sommes arrivés la tête pleine de rêves. Lorsqu’on quitte le giron familial, on doit tout recommencer.» Le job de rêve qu’ils se sont créé est à l’image de la génération Facebook: collectif et participatif. «Chacun a ses compétences, ses envies. On fait nos pochettes, nos clips, les fiches de paie. On est devenus plus pros. Ce n’est pas que nous voulons résister au système, c’est simplement que nous voulons le faire à la Fauve, à notre manière.» L’un d’eux, surnommé le «greffier», prend des notes au fil des discussions, des voyages, propose des textes qu’ils commentent ensemble. Un seul chanteur, Quentin. «Nous avons essayé d’autres voix. Mais pour Fauve, c’est le meilleur.»
Ils n’ont pas peur que le succès casse leur groupe. «Nos fondations sont celles de l’amitié. La musique est un véhicule à notre amitié, mais il n’y a aucune bataille d’ego. Fauve est comme un animal de compagnie dont nous prenons tous soin. Notre trip, c’est de trouver le mot juste. Notre propos est plus important que Fauve. Nous voulons pousser des valeurs comme le refus de la résignation, du fatalisme, l’engagement vis-à-vis de nos proches. Nous voulons tenter d’être de bonnes personnes.»
Ils aiment que leur public soit un public «Ravensburger», de 7 à 77 ans, que les ados rebelles comme les intellos bobos les suivent. «Nos valeurs et notre énergie peuvent toucher tout le monde. Nous n’avons pas l’intention d’être un groupe générationnel.» Mais voilà: ce qui était une «soupape» il y a cinq ans est devenu un job sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils voulaient casser leur routine: les voilà menacés d’une autre, faite de concerts, de disques, de promotion. «On ne veut pas que Fauve se morde la queue. Le but n’est pas de durer le plus longtemps possible.» Profitez, bonnes gens. Il y en a pour tout le monde, mais pas pour toujours. ■
Fauve, pour et contre
Débat.Poésie ou bouillie? Génies ou tristes ados? Nos critiques Isabelle Falconnier et Stéphane Gobbo ne sont pas d’accord. Ouf.
Isabelle Falconnier
Fauve est la meilleure chose qui soit arrivée à la chanson française depuis Bashung, voire Trenet. L’exercice même du pour ou contre est vain: on ne peut plus être pour ou contre Fauve. Fauve a gagné. Il se passe avec Fauve quelque chose de plus grand que Fauve. C’est une excellente nouvelle, qui annule l’idée idiote qui nous a poussés à les réduire d’abord à une équipe d’ados immatures et cabotins. Il faut écouter Fauve. Ils ont ce qui fait les artistes: le sens de la poésie, de la mélodie, un regard sur le monde, du charisme et une énergie vitale unique. Il y a du Rimbaud en eux. Comme les très grands, Gainsbourg ou Manset, ils tirent vers le haut, le lointain, le complexe, le mystérieux, et rassemblent bien au-delà des 15-25 ans qui sont supposés les suivre.
Leur deuxième album, Vieux frères - partie 2, confirme cela magistralement: ils avaient promis la sortie du tunnel, l’adieu à Kané ou Sainte Anne, chansons de la dépression absolue. Promesse tenue: fidèles à l’univers du spoken word, ils l’enrichissent ici de mélodies, d’instruments, violons ou cloches de vaches, d’un son qui se densifie, s’envole. Onze titres, pas de temps morts, trois chefs-d’œuvre – Juillet 1998, déclaration d’optimisme sans une once de niaiserie, Sous les arcades et, surtout, Les hautes lumières, hymne de l’année 2015, déclaration d’amour qui tient du Cantique des cantiques et de Brel – et plusieurs réussites comme Révérence, version moderne de Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous, Paraffine, appel à la prise de mots comme on prend les armes, ou le dansant Tallulah. Il faut être mort pour ne pas avoir envie de les suivre au bout du monde. La nostalgie, le temps qui passe, les retrouvailles, la rédemption, la solitude, la déchéance, la tentation du clinquant, la vigilance, la rage de vivre: si l’on veut comprendre le sens de ces mots en 2015, c’est Fauve qu’il faut écouter. Ils ont la sagesse des vieux bonzes et l’énergie contagieuse du jour qui se lève. ■
stéphane gobbo
Leurs fans les voient comme des poètes du XXIe siècle. Laissez-moi rire. Quelle piètre opinion de la poésie ils doivent avoir pour ne pas rougir en l’affirmant. Car les Fauve, au-delà de leur posture consistant à se la jouer – jusqu’à la limite de la caricature – artistes désenchantés, ont la rime pauvre et le verbe mou. «Barre-toi, qu’est-ce qu’il te faut de plus, t’en as pas vu assez, t’as rien compris, j’suis pas quelqu’un de bien», disait le collectif sur le premier titre de son premier album. Sur ce coup-là, j’ai décidé de les prendre au pied de la lettre et de me barrer, autrement dit ne plus les écouter. D’autant plus que, au-delà de cette attitude «nous contre le monde décadent» et de ces textes qui se veulent puissants mais se révèlent d’une confondante naïveté prépubère à vouloir fusionner spleen baudelairien et parler cash des djeunes, où l’on appelle une bite une bite, la musique est à l’avenant.
Des guitares rock et des rythmiques hip-hop, des mélodies pop et des harmonies métissées, on secoue le tout et on obtient une sorte de bouillie qui impressionnera uniquement ceux qui écoutent peu de musique. Ou qui sont amnésiques et ne connaissent pas grand-chose à l’histoire des musiques urbaines. Même si certains morceaux de Vieux frères - partie 2 tentent quelques percées vers de nouveaux territoires et que les textes osent un peu de lumière dans ce monde pourri, Fauve reste Fauve, rien de nouveau; merci, je passe mon chemin. Je réécoute Jean-Louis Murat et Dominique A, seuls vrais poètes de la chanson française actuelle. Et en matière de rock sombre avec paroles parfois à la limite du spoken word, je me replonge dans le magnifique et autrement plus dense #3, publié par les Toulousains de Diabologum en 1996. Un album qui prouve que ces tristes Fauve n’ont strictement rien inventé. ■