Rencontre. Six ans après le hit «Like a Hobo», l’Anglais revient avec un troisième album enregistré en solo et sur lequel il se renouvelle. Il estime que c’est son meilleur disque, et il a raison.
Près de six ans après une première rencontre, au moment où son single Like a Hobo commençait à tourner en boucle sur les ondes FM et à enflammer la Toile, c’est à Lausanne qu’on retrouve une nouvelle fois, derrière une tasse de thé, Charlie Winston. On est à une semaine de Noël, il fait déjà nuit et passablement froid en cette fin d’après-midi. L’Anglais s’apprête à se produire en direct à la radio et on se demande comment il va tenir le coup. Il n’arrête pas de bâiller, cherche parfois ses mots et finit par avouer: «Je suis crevé, la journée a été très longue.»
On lui dit alors que son troisième album, Curio City, qu’il s’apprête à dévoiler, trois ans et quelques mois après Running Still, un deuxième effort qui avait confirmé son talent mais sans égaler le succès du fondateur Hobo, est son meilleur disque à ce jour. Il se réveille et sourit. «Vous le pensez aussi, vraiment? Ça me fait plaisir car c’est aussi mon impression. Je suis fier de Hobo, de Running Still et de tout ce que j’ai fait, mais je trouve que Curio City est plus homogène, plus concis. Oui, au-delà du cliché, on peut parler de maturité, de passage à l’âge adulte. Quand je me retourne sur ce que j’ai fait jusque-là, je vois un garçon. Aujourd’hui, je me sens homme.» A 36 ans, il était temps.
En 2007, avant Hobo, Charlie Winston avait publié de manière ultraconfidentielle un album autoproduit, sorte de laboratoire dans lequel il se cherchait. «On n’avait pas l’impression qu’il était l’œuvre d’un seul artiste», nous confiait-il en 2009 lorsqu’on le questionnait sur ses influences multiples, à chercher du côté du blues, du jazz et du folk. «Avec moi, le challenge d’un producteur consiste à essayer de me faire sonner de manière cohérente», rigolait-il. D’où l’envie, pour Curio City, de proposer quelque chose de plus compact. Ce qui frappe, dès les premières notes du morceau d’ouverture, Wilderness, c’est bien un son nouveau, quelque chose de plus urbain, de plus pop aussi. Il y a certes toujours ce jeu de guitare aérien et chaloupé, mais au service d’une mélodie plus ténue.
Un bloc à sculpter
Plus loin, ce sont carrément des arrangements électro qui viennent donner une épaisseur inédite aux compositions du Britannique, né Charlie Winston Gleave dans les Cornouailles et élevé dans l’hôtel familial que ses parents ont repris peu après dans le Suffolk. «Sur mon deuxième album, j’ai placé d’anciennes compositions dont je voulais en quelque sorte me débarrasser, tandis que pour celui-ci je voulais aller dans une nouvelle direction, que tout soit nouveau. Je me suis même dit que je n’écrirais rien qui ne se retrouverait pas sur le disque.»
Cette envie de nouveauté, de renouvellement, Charlie Winston l’a ressentie dès qu’il s’est mis au travail. «Car ma vie était différente. Je suis retourné vivre à Londres, j’ai acheté une maison et une voiture, j’ai appris à conduire, je me suis construit un studio. Du coup, je ne me suis pas mis de délais; j’ai essayé au début, mais c’était inutile. Je vivais ma vie et je travaillais, simplement. Et j’ai adoré, c’est tellement relaxant, je pouvais prendre mon temps et faire ce que je voulais. Je me suis aussi concentré sur ma santé, que j’avais négligée à force de tourner. Tous les matins j’allais à la gym puis nager, il n’y avait aucune contrainte, j’étais heureux.» Cet état d’esprit se retrouve forcément dans l’album, qui s’impose comme une évidence, et qui contient plusieurs tubes en puissance, tels ce Say Something délicieusement enivrant ou ce Lately sautillant que l’on sifflote dès la première écoute. «C’est comme si j’avais devant moi un gros bloc de pierre à sculpter, que j’étais sûr d’y arriver mais sans savoir quand, résume le musicien. La bonne chose, c’est que je n’avais pas de label et que je pouvais prendre autant de temps que je le souhaitais.» Et de se lancer dans une fumeuse métaphore – la fatigue, sûrement… – pour expliciter un peu plus sa démarche: «Avant, je cherchais des idées en composant, je me laissais guider. Cette fois, j’avais une vision assez claire. Je voyais une ville au loin, je pouvais voir un halo de lumière dû à la pollution lumineuse. La marche pour y arriver a été longue, mais une fois sur place, j’ai exploré les différents quartiers, chacun était une chanson, avant d’arriver au centre de la ville, qui est l’album. Je n’ai pas d’autre image pour expliquer ma démarche.» Faute de mieux, on se contentera de celle-ci.
La scène comme terrain de jeu
Dans l’hôtel familial où il a grandi en compagnie de ses parents, de son frère et de sa sœur, Tom Baxter et Vashti Anna, la musique était omniprésente. Les trois enfants, qui se sont chacun choisi comme nom de scène leurs deux prénoms, sont devenus musiciens. Baptisé ainsi en hommage à Chaplin et à Churchill, Charlie Winston se fait l’oreille en écoutant du jazz, de la pop et du rock, aussi bien les Beatles qu’Elvis. Très vite aussi, il a la certitude qu’il est fait pour monter sur scène. C’est d’ailleurs en live qu’il s’éclate. Il n’attend qu’une chose, se lancer dans sa nouvelle tournée, qui va démarrer mi-mars en France, puisque c’est chez nos voisins que son succès est le plus important – il fait partie de ces rares Anglais qui ne sont pas prophètes en leur pays.
«Pour le moment, on est encore trop proche du son de l’album. J’ai envie que le résultat final soit à la fois plus électronique et plus live, avec beaucoup d’instruments. Mais on vient de commencer à jouer, on explore, on découvre.» La scène, c’est son terrain de jeu, dit-il les yeux brillants, comme un gamin qui se réjouit de retrouver son jouet préféré. Il déteste en revanche les répétitions. «C’est une des pires choses, mais je dois le faire. Disons que j’aime répéter si j’ai du temps, mais en général c’est beaucoup de pression. Si je pouvais répéter chaque semaine et donner des concerts le week-end, ça irait. Cela me permettrait même de travailler de nouveaux morceaux. Mais je dois promouvoir l’album et ce n’est pas possible.»
Un homme nouveau
Charlie Winston apprécie le travail en studio. D’autant plus que, pour Curio City, il a décidé, tout en ayant le luxe de pouvoir prendre son temps, de bosser seul. Batteur dès l’âge de 8 ans, avant d’étudier le piano puis de se mettre à la basse et enfin à la guitare, il a un côté homme-orchestre qui lui permet de composer et d’enregistrer une chanson sans aucune aide extérieure. «Mais si je ne me suis pas mis de pression en tant que chanteur, je m’en suis mis en tant que producteur. J’ai été sur ce point très dur avec moi-même. Et ça a été beaucoup de travail, quelque chose de très difficile, à se cogner la tête contre les murs. Trois chansons ont été un véritable challenge, entre la première démo et la version que l’on entend sur l’album. Too Long, j’en ai enregistré cinq versions différentes. Evening Comes et Truth ont également beaucoup évolué.»
On écoute Charlie Winston parler de son troisième album et, à le voir si enthousiaste, on a carrément l’impression de découvrir un homme nouveau, loin du hobo des débuts, où guitare en bandoulière et chapeau en feutre sur la tête il célébrait ces ouvriers qui jadis traversaient les Etats-Unis en train de marchandises à la recherche d’un emploi. «Oui, on peut dire que je suis un nouveau Charlie Winston, concède le musicien. Je me sens différent, à la fois dans ma vie et dans ma musique. Curio City reflète cela; j’ai essayé d’exprimer en musique mon retour en Angleterre, où la musique électronique est très présente. Je devais me repositionner comme un artiste anglais.» La voilà donc, cette ville évoquée un peu plus tôt. Il s’agit tout simplement de Londres.
Curieux comme alice
Afin d’égayer un peu ces répétitions qu’il abhorre, Charlie Winston a commencé à réarranger certains anciens morceaux, afin qu’ils sonnent de manière cohérente avec l’univers de Curio City. N’en a-t-il pas marre de jouer soir après soir Like a Hobo, un incontournable qui va lui coller encore longtemps à la peau? «Je ne me suis jamais lassé de mes anciennes chansons, je les aime. C’est simple: les chansons qui m’ennuient, je ne les ai jamais jouées. Et heureusement, j’apprécie beaucoup mes hits. J’ai toujours été honnête vis-à-vis de moi-même; quand je chante quelque chose, c’est que cela me plaît. L’important est de rester curieux, comme Alice au pays des merveilles.» Une curiosité qu’il brandit en étendard, d’où ce titre, Curio City pour «curiosity».
Depuis Hobo, album sur lequel il évoquait aussi bien un Africain tentant sa chance en Europe que notre besoin de spiritualité, tout en se disant non croyant, Charlie Winston apprécie les chansons pour les messages qu’elles peuvent faire passer, au-delà de la musicalité des mots. Pour qui fait l’effort de se plonger dans ses textes, il y a matière à réfléchir, comme lorsque dans Lately il égratigne en passant ceux qui veulent absolument tout diriger et finissent dans le mur. Alors, philosophe, le Charlie? Il est en tout cas toujours d’accord avec ce qu’il nous disait en 2009: «J’aime les mots, la poésie, les conversations, et par-dessus tout poser des questions. Si je peux le faire à travers ma musique, pourquoi dès lors s’en priver? Le confort pousse souvent les gens à ne plus s’en poser. Mais sont-ils vraiment heureux, ou simplement sous Prozac? L’apathie, qui pour moi est une maladie dangereuse, se propage très vite et se montre semblable à la mort. Qu’on ne vive qu’une fois ou qu’il y ait quelque chose après, on vit maintenant et il faut être éveillé. Lorsque je croise des gens qui ne sont pas réveillés, j’essaie de leur poser des questions qui pourraient les secouer. Mais j’évite par contre d’avoir des opinions trop arrêtées, car il faut connaître toutes les facettes d’un problème pour pouvoir vraiment avoir un avis.» Philosophe peut-être, sage assurément. Et surtout diablement sympathique.
En concert le 18 avril à Lausanne (Les Docks).