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Le prince des ténèbres

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Jeudi, 15 Août, 2013 - 05:58

Christopher Lee, 91 ans, a été célébré à Locarno. En star, lui qui a finalement toujours été dans l’ombre. Récit.

Il suffit de fermer les yeux pour imaginer la scène. On est dans une église londonienne, gothique probablement, peut-être baroque, vers la fin des années 90. Un directeur de casting y tourne en rond, fébrile. C’est alors qu’il arrive. Tout de noir vêtu, majestueux, tel le prince des ténèbres qu’il a interprété à neuf reprises, principalement pour le compte de la mythique société de production Hammer Film, spécialisée dans la série B et l’horreur. Le directeur de casting tremble face à l’imposant interprète de Dracula, avant de lui tendre un script et de lui demander d’en lire un extrait.

Sir Christopher Lee, qui a déjà quelque trois cents rôles à son actif, peut-être plus, peut-être moins, jette un œil furtif au scénario. Il y découvre alors le nom de Gandalf, le magicien blanc, pilier de la Communauté de l’anneau. Le comédien anglais a évidemment lu la trilogie de son compatriote Tolkien, et la perspective d’interpréter un des personnages clés du Seigneur des anneaux l’enchante, lui qui a l’habitude de briller dans les seconds rôles de luxe. Quelques semaines plus tard, Peter Jackson l’appellera pour lui proposer, finalement, le rôle de Saroumane, ce magicien corrompu par les forces obscures et dorénavant ennemi de Gandalf. Christopher Lee, et c’est là sa malédiction, est condamné à rester dans les ténèbres, à jouer les maîtres de l’ombre.

La magie des éléments. A Locarno, celui qui s’est également distingué dans la peau d’un méchant dans le deuxième et le troisième épisode de la saga Star Wars, a reçu un prix honorifique, un Léopard doré qu’on le verrait bien repeindre en noir. Sur la Piazza Grande, il a assuré qu’il avait lui-même combattu contre maître Yoda. «Ce n’était pas une doublure, je l’ai fait!» Puis il a brandi sa canne à la manière d’un sabre laser. Ou du sceptre de Saroumane. Les éléments l’ont entendu: moins d’une heure plus tard, après que le ciel locarnais se fut embrasé comme si Sauron se rapprochait, une pluie diluvienne a fait fuir une bonne partie des spectateurs présents sur la vénérable place.
Le lendemain, journée placée sous le signe de Christopher Lee avec une rencontre publique et la présentation dans une nouvelle copie du film qu’il préfère dans sa vaste filmographie, The Wicker Man (Robin Hardy, 1973), la pluie n’a pas cessé de tomber. Le Britannique est reparti, le soleil est revenu. On ne peut s’empêcher de penser qu’il y a là plus qu’une coïncidence.

Opéra et heavy metal. En 1939, alors que l’Europe s’apprête à sombrer de nouveau dans l’horreur de la guerre, Christopher Lee assiste en France à la dernière exécution publique d’un condamné à mort. Il a 17 ans. On ne sait pas à quel point le macabre spectacle l’aura marqué, mais l’anecdote est troublante au regard des nombreux films très sombres dans lesquels il se distinguera par la suite. Par exemple Sleepy Hollow, de Tim Burton (1999), hommage à la Hammer racontant l’histoire d’un cavalier… sans tête.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, qui le voit notamment traquer les criminels nazis, le Londonien manque de devenir chanteur d’opéra. A Stockholm, il se joint un soir à un groupe de jeunes avinés. Il ne reconnaît pas tout de suite Jussi Björling, le «Caruso du Nord», qui, impressionné par sa voix de baryton, lui propose de le former. «Je n’ai pas pu rester à Stock­holm et je suis devenu acteur», rigole aujourd’hui Christopher Lee, qui a depuis enregistré plusieurs disques d’opéra. Et de heavy metal symphonique! Mais même s’il a travaillé avec des groupes comme Rhapsody of Fire et Manowar, attirés par sa voix grave et son image de roi de l’horreur, c’est un air du Don Carlo de Verdi qu’il a interprété à Locarno à l’issue d’une rencontre généreuse où il a égrené de nombreux souvenirs: l’alcoolisme d’Oliver Reed qui, sur le tournage des Trois mousquetaires (Richard Lester, 1973), l’a attaqué avec un peu trop d’entrain lors d’un combat à l’épée; son grand ami Peter Cushing – «c’est uniquement grâce à lui que Le chien des Baskerville [Terence Fisher, 1959] a eu du succès» – et le merveilleux Boris Karloff; et Béla Lugosi, qui contrairement à lui n’a jamais réussi à échapper au cinéma d’horreur. Car ne dites pas à Christopher Lee qu’il doit uniquement sa carrière au cinéma d’épouvante.

Motard gay.«Je n’ai fait qu’une douzaine de films véritablement d’horreur», souligne-t-il avant d’évoquer Billy Wilder, le plus grand réalisateur avec lequel il ait travaillé. C’était en 1970 pour La vie privée de Sherlock Holmes. Lors du tournage anglais de ce film fameux, le cinéaste américain lui donne un conseil qu’il n’a jamais oublié: «Il faut toujours surprendre le public, toujours essayer de faire quelque chose de différent.» Il le prend au mot, et décide quelques années plus tard de s’installer à Los Angeles – une ville qu’il ne recommande pas, grimace-t-il avec une intonation plus grave encore. A peine arrivé aux Etats-Unis, il est invité au déjanté Saturday Night Live, émission où brille une nouvelle génération de comiques, John Belushi, Dan Aykroyd et Bill Murray. Le lendemain, anxieux de connaître les réactions des producteurs, il apprend que l’audience a explosé: 35 millions de téléspectateurs l’ont vu faire le pitre. Il rêve de tourner plus de comédies et voit cela comme un encouragement. En 1980, il devient dans Serial, de Bill Persky, le leader d’un gang de Hells Angels gay. Las, le public ne voit pas en lui un acteur comique, malgré l’autodérision qu’il insuffle dans nombre de ses personnages. «La comédie, c’est pourtant ce que je fais le mieux, dites-le aux producteurs», s’exclame-t-il avant de se lancer dans une de ses imitations préférées, celle de Sylvester, le chat Grosminet, en v.f.

Christopher Lee veut surprendre le public locarnais, et ça marche. Merci Billy Wilder. Mais ce que veulent ses fans, c’est qu’il évoque Dracula, Saroumane ou le comte Dooku de Star Wars. Christopher Lee ne parviendra jamais à décoller cette étiquette fantastico-horrifique qu’il traîne depuis ses débuts. Mais, dans le fond, le souhaite-t-il vraiment? Alors qu’un festival comme celui de Locarno n’aurait jamais projeté il y a encore vingt ans un de ses films – certains, comme The Wicker Man qui parle de liberté sexuelle, de croyances païennes et de sacrifices humains, auraient même été copieusement sifflés sur la Piazza Grande – le voilà honoré un peu partout. Après une heure de discussion publique, il fatigue, se répète. Les projecteurs, cette lumière que redoutent tant les vampires, cela va un moment, même s’il semble sincèrement ému. Le pas lent, le voilà qui retourne dans l’ombre. Certains l’imaginent déjà se draper dans une cape noire et se coucher dans un cercueil pour mieux se réveiller une fois la nuit tombée.

Le comédien britannique est et restera pour l’éternité un homme de l’ombre, habitué aux seconds rôles, et particulièrement à l’aise dans la peau de personnages troubles, inquiétants – qui a vu Jinnah (Jamil Dehlavi, 1998), où il interprète le fondateur de la République du Pakistan, le rôle le plus important de sa vie, souligne-t-il? Christopher Lee a 91 ans et a toujours des envies de cinéma. Mais on le voit mal tourner encore beaucoup de films… Locarno a été le théâtre, suprême honneur, du crépuscule du prince des ténèbres.

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Vittorio Zunino Celotta, Getty image
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