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Les désirs inavouables de la nuit

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Jeudi, 4 Décembre, 2014 - 05:48

Analyse. Marcela Iacub a vu «Night Call», le premier film de Dan Gilroy. Elle y observe non seulement une véritable enquête sur le voyeurisme du crime, mais aussi l’incarnation des désirs paradoxaux que le public éprouve envers les actes de violence les plus odieux.

Marcela Iacub

Aux Etats-Unis, la télévision raffole des spectacles consacrés à la chasse au crime. Ceux-ci alimentent le sentiment d’insécurité et la volonté de punir tout en provoquant chez les téléspectateurs des jouissances voyeuristes. La vue du sang et de la violence fascine. L’hyperréalisme de ces scènes télévisuelles contribue à rendre ces émotions paradoxales poignantes. Alors que le public s’identifie aux victimes en désignant les criminels à la vindicte de l’Etat, l’obscénité de certaines images lui permet de ressentir les émotions interdites qu’éprouvent ceux qui violent la loi. C’est cela le sordide, l’inavouable du voyeurisme du crime: il permet au public de perpétrer les actes les plus atroces d’une manière imaginaire. Et ce, sans éprouver la moindre culpabilité. Ou plutôt en se déchargeant de toute culpabilité par l’indignation qu’il ressent et par son appel aux punitions exemplaires de l’Etat.

Night Call, le premier film de Dan Gilroy, est une véritable enquête sur le voyeurisme du crime. Il nous raconte les aventures de Lou Bloom, incarné par Jake Gyllenhaal, un paparazzi qui arpente les nuits troubles de Los Angeles avec sa caméra à la recherche de scènes sanglantes. Jadis arnaqueur et voleur, Bloom se sert aujourd’hui de ses compétences interlopes pour vendre à prix d’or à la télévision des images à chaque fois plus violentes. Jusqu’au jour où sa démarche se transforme d’une manière radicale. Il ne va plus se contenter de «capter» la réalité telle qu’elle est: il cherchera à la modifier et à la créer. Par ce procédé, il réussit non seulement à se procurer des images extraordinaires, mais aussi à faire tuer des personnes par les criminels qu’il traque. Car ce qui compte aux yeux de ceux qui vont acheter ses images n’est pas la vérité des crimes, mais les émotions que les images des victimes réelles vont susciter.

Or il ne faut surtout pas croire que Lou Bloom représente dans Night Call une population de journalistes sans principes, mus par le seul appât du gain. Ce vampire des images devient un personnage fascinant parce qu’il incarne les désirs paradoxaux que le public éprouve envers les actes de violence les plus odieux. Tout comme ces désirs, Lou Bloom est à la fois dans et en dehors du système. Il se met au service de la chasse aux criminels alors que lui-même en est un. Il se sert des assassins qu’il persécute pour tuer sans que la justice puisse l’atteindre. Mais surtout, Bloom ressemble aux désirs de son public sur un point fondamental: il se sert de la chasse au crime comme prétexte pour exaucer d’autres pulsions inavouables.

En bref, le personnage principal de Night Call incarne tout entier le voyeurisme du public. Le génie de Dan Gilroy est d’avoir transformé cet objet insaisissable en un personnage dépourvu de tout réalisme. Car Bloom n’est pas un être vraisemblable en tant qu’homme. Sa seule fonction est de bouger, d’agir et de penser en fonction des désirs des téléspectateurs. Par ce tour de passe-passe, le public friand de ces images n’apparaît plus comme une victime innocente des produits télévisuels pervers, comme une instance manipulable à merci se nourrissant des horreurs qu’on lui propose. Ce public est coupable. L’affreux Bloom est là pour nous le prouver.

Des questions lancinantes

Que faire de cela? Voilà une question à laquelle Night Call donne une réponse décevante. A tel point que ce film conçu d’une manière originale devient soudain médiocre et quelconque. Il nous dit en substance que les journalistes doivent mettre des limites au voyeurisme criminel des téléspectateurs. Qu’au lieu de chercher à s’enrichir en donnant au public ce qu’il demande, les journalistes doivent devenir moraux et se débarrasser des êtres minables comme Lou Bloom. Alors qu’il serait plus intéressant et surtout plus important d’écouter minutieusement ces désirs-là, de s’y attarder. Et ce non pas pour culpabiliser le public mais pour chercher à comprendre l’intensité de ses désirs. Se demander comment et pourquoi les institutions qui s’occupent de punir les crimes et les délits exacerbent ces désirs au lieu de les amoindrir. Donner une explication au fait que, dans le pays le plus sécuritaire du monde démocratique, le public soit le plus friand des images violentes. Que là où l’Etat punit le plus durement les criminels, les téléspectateurs soient plus assoiffés de sang que nulle part ailleurs.

Les historiens du droit pénal pourraient sans doute donner quelques réponses à ces questions lancinantes. Ils nous diraient que c’est parce que l’Etat est lui-même violent: il enferme les criminels à vie dans des prisons atroces, il les pend, les asphyxie avec joie. Que cette violence soit dite «légitime» ne lui enlève pas son statut de violence. Et l’on sait que, loin d’amoindrir le nombre de crimes et de délits, elle les multiplie. Sans compter qu’elle pousse le public à choisir des spectacles télévisuels sanglants, comme le montre Night Call, au lieu de profiter d’autres plus instructifs et plus divertissants.

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