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Culture: comment le théâtre subventionné se joue Molière à lui-même!

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Jeudi, 13 Novembre, 2014 - 05:58

Le théâtre dépend des aides des collectivités publiques, mais le résultat est désastreux. Pourtant la Suisse romande est pétrie de comédiens de talent qui ne peuvent s’exprimer car, chez les subventionnés, on a ses coteries.

Acteur, auteur, metteur en scène et réalisateur célèbre, chantre de la francité, Sacha Guitry passa deux mois en prison à la libération de Paris en été 1944. A la différence de plusieurs exilés de l’été 1940 – Jean Renoir et Julien Duvivier par exemple, qui quittèrent la France pour l’Amérique, ou du second maître Jean Moncorgé, plus connu sous le nom de Jean Gabin, engagé volontaire revenu à Paris en chef de char Sherman dans la deuxième DB du général Leclerc –, Guitry resta à Paris: il crut éviter les pièges de l’Occupation et pouvoir se jouer de la Propagandastaffel à la façon de Beaumarchais. Traité de «collabo» par des envieux, on le jeta en prison. Face à un dossier vide, le juge d’instruction fit même publier une annonce dans la presse: il demandait des témoins prêts à accuser Guitry de quoi que ce fût! Personne ne s’annonça. On dut le libérer et rendre un non-lieu.

A qui lui demandait «quoi de neuf?», Guitry répondait en souriant: «Molière!» Il eût aussi pu dire «Shakespeare», tant l’un comme l’autre eurent le génie d’exposer tous les ressorts, les travers et les ridicules de l’âme humaine, d’une plume si fine que leurs personnages traversent les siècles et sont à jamais d’une époustouflante nouveauté.

Déambuler dans les eaux mornes du théâtre subventionné de Suisse romande, c’est rencontrer Molière à chaque instant. Tous ses personnages y sont: il y a le Trissotin des Femmes savantes, poseur insignifiant, cabotin qui affecte de joindre à l’épigramme et au madrigal «le ragoût d’un sonnet», alors qu’il est incapable d’écrire. Il y a Tartuffe bien sûr. On y trouve Cathos et Magdelon des Précieuses ridicules – pimbêches sottes et snobs, affichant culture et érudition sans en avoir fût-ce une once – et Mascarille aussi: gougnafier jouant à l’aristocrate, illettré, m’as-tu-vu et fat, il s’extasie sur son «Oh! oh! je n’y prenais garde, tandis que sans songer à mal je vous regarde, votre œil en tapinois me dérobe mon cœur, au voleur, au voleur!» et les deux mijaurées de se pâmer avec force bêlements.

Le renfrogné Alceste, atrabilaire méprisant un monde qu’il envie en secret, dirige aujourd’hui un théâtre subventionné: investi, croit-il, d’une mission, il entend prouver à ces stupides bourgeois combien leur vie est inutile et leurs façons sacrilèges. Il enjoint à ses comédiens, qui n’en sont point, de ramper sur la scène en éructant des âneries dont il sera seul à louer la profondeur et la sagacité.

Hors peut-être une période faste avant-guerre, le théâtre n’a jamais pu se suffire à lui-même financièrement: il lui faut des mécènes. Les grands de jadis avaient leurs troupes. Les collectivités publiques tiennent de nos jours les cordons de la bourse, mais chez nous, le résultat est désastreux: une camarilla de subventionnés produit des navets à la chaîne, se moque du public, méprise ce qui plaît et revendique le droit d’ennuyer le spectateur par des potages insipides, assaisonnés aux poncifs de l’époque et servis sans le moindre talent. La mise en scène y est funèbre, les acteurs ânonnent un texte mal maîtrisé tant il est mal écrit; moins il y a de monde dans la salle, plus on y bâille en espérant que le rideau tombera vite, plus les jean-foutre se gargarisent de leur conviction d’être dans le vrai. Le théâtre est «politique». «Miroir de la société», il ne saurait émouvoir ou divertir. Il sert la lutte des classes, mais ces ganaches ne se risquent point aux textes difficiles, Sartre, Tchekhov, Strindberg, Brecht, que sais-je? Ils font dans l’inintelligence et l’accablement: papillons noirs de l’esprit, porte-poisse de la pseudo-culture décadente, ils sont au théâtre comme l’horaire des chemins de fer à la littérature.

Qu’un spectacle refusant les prébendes subventionnées ait du succès, surtout si on y rit, que la salle soit pleine, le public ravi et voici les pisse-vinaigres déchaînés: rien n’excitera leur bile autant que le talent d’autrui, à la façon du maître de philosophie, compassé et sentencieux prêcheur de sagesse, qui s’emporte et invective le professeur de musique dans Le bourgeois gentilhomme!

Quel bousillage et quel dommage! La Suisse romande est pétrie de comédiens de talent, qui ne peuvent s’exprimer car, chez les subventionnés, on a ses coteries, et ne jouent que celles et ceux qui trouvent grâce aux yeux des marauds du subside.

On se prend à rêver de quelque Scapin réincarné, qui les enfermerait dans le sac où Géronte chercha refuge, pour leur donner à eux la volée de bois vert qu’ils méritent à coup sûr.

Sur www.hebdo.ch retrouvez les chroniques de Charles Poncet dans son blog L’avocat du Diable


L’auteur
Charles Poncet

Avocat, docteur en droit, diplômé de l’Université de Georgetown (Washington DC), il est l’auteur de nombreuses publications juridiques en droit de la presse et en matière d’arbitrage. Il a été aussi député au Grand Conseil genevois et au Conseil national.

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