Danse. Le BBL a rejoint le Tokyo Ballet pour danser la monumentale «9e Symphonie». Regards croisés sur l’archipel de Maurice Béjart, entre kabuki, méditation et correspondances spirituelles.
Jonas Pulver, Tokyo
Le studio du Tokyo Ballet, lendemain de jetlag. Regard couleur café noir et présence précise, Gil Roman fait travailler 80 danseurs: pour une moitié les membres du Béjart Ballet Lausanne (BBL), pour l’autre les effectifs de la compagnie japonaise. La musique de Beethoven tisse ses phrases monumentales dans la lumière soyeuse de l’après-midi, tandis que les bras recherchent plus de rondeur, les portés plus d’envol, et que l’effort illumine la diversité des visages. Pour tout décor, au sol, un réseau géométrique de cercles et de droites, entrelacés. Cartographier l’universel. Transcender le lien, célébrer l’humain: mise en geste par Béjart en 1964 pour le Ballet du XXe Siècle, la 9e Symphonie déploie ce week-end à Tokyo plus de 200 artistes sur la scène du NHK Hall. Des danseurs, mais aussi le Chœur Ritsuyukai et l’Orchestre philharmonique d’Israël, placés sous la direction de Zubin Mehta. L’ode à la joie, comme un corps à corps.
«Concert dansé», «transposition chorégraphique», tenait à préciser Béjart à propos de ce spectacle hors norme, dont les dimensions, la transversalité (musique, mouvement, chant et poésie) et la pluralité affirmée (des interprètes de toutes les ethnies) constituent un puissant appel à la fraternité. «Maurice s’est mis entièrement au service de la musique, insiste calmement Gil Roman quelques minutes avant la répétition. Il a traduit l’entrée des thèmes, la violence des rythmes, le parcours de l’œuvre de la pénombre vers la lumière, depuis le réveil de l’humanité, l’angoisse terrestre, la nécessité de lutter, jusqu’à la découverte de l’amour et l’explosion de la joie.»
Le cinquantième anniversaire de la création, les 50 ans du Tokyo Ballet et cent cinquante ans de relations diplomatiques entre la Suisse et le Japon ont fourni l’occasion de faire revivre le spectacle, dansé par le passé (quoique jamais par le BBL) dans le stade olympique de Mexico, sur la place Saint-Marc de Venise et, pour la dernière fois, en 1999 au Palais omnisports de Bercy, par le Ballet de l’Opéra de Paris.
Grande famille
«Presque les membres d’une même famille», aime à dire Naoki Takagishi à propos du BBL et du Tokyo Ballet, dont il est danseur principal et directeur artistique associé. Assis très droit dans la loge, noblesse souriante et politesse exquise, il évoque le souvenir de Béjart en ouvrant grands des yeux très expressifs. «Plus qu’un style, il m’a appris à parler son langage. Cette imagination, cette manière d’habiter chaque mouvement par le sens qu’on souhaite lui conférer, c’est une chose que je peux traduire dans tous les répertoires.»
Naoki Takagishi se remémore ces trois jours de 1989 durant lesquels il a absorbé, au pied levé, le rôle-titre de Boléro, en remplacement de Jorge Donn. «Maurice Béjart était à la fois chaleureux et extrêmement exigeant. J’avais terriblement peur. Tout s’est passé comme en une seconde.» Le public lui fait triomphe, et Béjart téléphone dans la foulée à Tadatsugu Sasaki, le fondateur du Tokyo Ballet, pour lui annoncer qu’il a trouvé un nouveau héros pour son Boléro.
L’amitié qui lie Maurice Béjart à Sasaki remonte à la fin des années 60, au moment où le Ballet du XXe Siècle effectue sa première tournée dans l’archipel. Après avoir vu le Tokyo Ballet sur scène pour la première fois en 1975, Béjart fera danser ses spectacles majeurs par la compagnie asiatique. Fidélité mutuelle, à travers laquelle filtre la profonde attraction qu’éprouvait Béjart pour la culture japonaise. «C’est l’un de rares endroits où la manière d’être me paraît parfaitement naturelle», disait-il. Pratique du kendo, principes de méditation acquis auprès du maître zen Taisen Deshimaru, présence et signifiance des objets dans sa maison de Lausanne – éventails, bols, sabres, hôtel shinto, ouvrages de spiritualité –, Maurice Béjart s’est nourri et ausculté dans ce miroir tendu depuis l’autre bout du monde.
Influence du Japon
«Il voulait tout absorber, tout voir, se souvient Naoki Takagishi. Le kabuki, le zazen, mais aussi les choses plus étranges, comme la Revue Takarazuka (dont tous les personnages, y compris masculins, sont tenus par des femmes, ndlr). Je ressens l’influence du Japon dans chacun de ses spectacles, à des degrés différents. Les beaux mouvements de bras venus des rôles féminins du kabuki, je les retrouve dans Kabuki évidemment, mais aussi, par exemple, dans Ballet for Life.» Des chocs «constants, permanents, profonds»: Gil Roman décrit ainsi son émotion du Japon, qui entre en résonance avec celle de Béjart. «Il y avait tout à apprendre ici. Vous alliez voir du bunraku, et cela vous donnait l’impression de redécouvrir ce qu’est le théâtre.»
Dans le studio de répétition, peu à peu, les tempéraments s’harmonisent et les corps se rencontrent. Ici, des épaules sortent de leur réserve; là, on affine un dialogue de mains. Célébration gémellaire sous le signe de Béjart, entre deux compagnies qui se sont déjà rencontrées en 1988 sur Bugaku et en 2010 pour Le sacre du printemps. «Une chose me revient, confie Naoki Takagishi. C’était lors d’une tournée française, nous dansions Kabuki au Châtelet. Béjart est venu nous voir et m’a dit: «Tu as grandi. Mais surtout, mon spectacle a grandi. Grâce à toi, grâce à vous.» Je porte ce moment en moi. C’est l’un des plus symboliques de toute ma carrière.»