Eclairage. Dans «Paradise Lost», l’Italien Andrea Di Stefano raconte l’histoire d’un jeune Américain confronté malgré lui au narcotrafiquant Pablo Escobar (Benicio Del Toro). Lequel est présenté pour ce qu’il est: un monstre sanguinaire et sans pitié. Pas question pour le réalisateur d’en faire une figure tragique et héroïque. On est loin de l’héroïsation à l’œuvre dans certains films de gangsters.
Dès que les images ont commencé à bouger, elles se sont mises à raconter des histoires et à chercher des personnages pouvant les incarner. Encore fallait-il que ceux-ci soient suffisamment forts pour captiver le spectateur. Quoi de mieux, dès lors, qu’une opposition entre des gentils et des méchants? Quelque cent onze ans avant qu’Andrea Di Stefano ne mette en scène le narcotrafiquant Pablo Escobar (1949-1993) dans Paradise Lost, un film visible dès la semaine prochaine, ces derniers étaient ainsi déjà bien présents sur les écrans.
Huit ans après la première projection publique du cinématographe des frères Lumière, l’Américain Edwin S. Porter signe en 1903 Le vol du grand rapide, un court métrage qui marque un tournant dans l’histoire du cinéma. Parce que son montage et la forme du récit figurent ce que deviendra la narration cinématographique dix ans plus tard sous l’impulsion de David W. Griffith, mais aussi parce que la position du spectateur y est questionnée à travers un plan montrant un cow-boy pointant un pistolet contre l’objectif de la caméra, et enfin parce qu’il marque l’acte de naissance du western. Mais dans le même temps, on peut le considérer comme le premier film de gangsters de l’histoire, sous-genre très populaire du film policier.
Le méchant intrigue et fascine
Même si à la fin du Vol du grand rapide la morale est sauve, les méchants sont tués, le film exerce une fascination sur le public, qui pour la première fois est directement confronté à des criminels, des gens qu’il ne croise d’habitude que dans ses lectures romanesques ou dans les rubriques faits divers des journaux. Dans son ouvrage Ecoles, genres et mouvements au cinéma (Ed. Larousse, 2006), Vincent Pinel met d’ailleurs en exergue «le rôle social complémentaire joué par les deux personnages clefs de la mythologie américaine, le cow-boy et le gangster, incarnation du self-made-man qui aborde le monde le pistolet au poing. Le premier prospère dans les périodes de conquête et d’optimisme, le second dans les moments de marasme et d’inquiétude.» Le méchant intrigue, dérange et inquiète, mais dans le fond il fascine. Comme lorsqu’on regarde un match de boxe, il permet d’évacuer certaines noires pulsions.
Lorsque à la fin des années 20 la prohibition éclate, un royaume de l’ombre se met en place et devient de facto un sujet hautement cinématographique. Ce qu’on appelle les syndicats du crime se professionnalisent et étendent leur empire, tandis que trois films participent au succès du film de gangsters: Les nuits de Chicago de Josef von Sternberg (1927), Le petit César de Mervyn LeRoy (1931) et Scarface de Howard Hawks (1932).
A la table des corleone
Aux Etats-Unis, les années 30 voient le genre monter en puissance. Même si on est dans la fiction, aussi bien LeRoy que Hawks s’inspirent d’Al Capone pour leur personnage central. «La figure du caïd, qui trouve la rédemption dans le sacrifice», comme l’écrit Pinel, permet au film de gangsters de tendre vers le mélodrame et la tragédie. Avec le risque de faire des salauds, des héros. Dans le fond, n’est-ce pas noble de s’opposer aux forces de l’ordre et aux politiques, qui ne cherchent qu’à priver le pauvre peuple de ses libertés et s’avèrent souvent tout aussi corrompus? Le méchant a beau être dénoncé, pour passer la censure il faut qu’il finisse par tomber, il est en même temps célébré. Car il est courageux, à défaut d’être vertueux.
Au milieu des années 30, le président Roosevelt met en place le New Deal, qui vise à reconstruire les Etats-Unis après le tsunami économique et social que fut la grande dépression. L’optimisme renaît. Ce qui au cinéma se traduit par le succès du film policier, qui ne met pas en avant le criminel, mais le policier. Ou le détective privé dans le film noir. Le film de gangsters n’en continue pas moins d’être exploré par de grands réalisateurs, comme Raoul Walsh (L’enfer est à lui, 1949), John Huston (Quand la ville dort, 1950), Stanley Kubrick (L’ultime razzia, 1956) ou Samuel Fuller (Les bas-fonds new-yorkais, 1961). Mais à la possible fascination pour le crime que ces films pourraient engendrer se substitue, le plus souvent, un désir esthétique de filmer des ruelles sombres, et narratif de raconter des histoires auxquelles seule la littérature de gare s’est intéressée.
En 1972, un long métrage change la donne. Dans Le parrain, puis ses deux suites qui sortiront en 1974 et 1990, Francis Ford Coppola raconte sur un mode romanesque le destin de la famille mafieuse italo-américaine Corleone. Adapté d’un roman de Mario Puzo, le film place le spectateur au cœur des Corleone, l’invite à leur table, d’où une inévitable empathie. On rejoint là l’idée de fascination pour le self-made-man mise en avant par Pinel. Le respect d’un code de l’honneur tend également à valoriser le mafieux comme un homme non dénué de noblesse. Le film de mafia devient un sous-genre florissant, auquel Martin Scorsese apportera trois réussites majeures (Mean Streets, 1973; Les affranchis, 1990; Casino, 1995).
Montre-moi ton côté sombre
Brian De Palma signe de son côté, en 1983, Scarface, un très libre remake du classique de Hawks. On y suit l’irrésistible ascension de Tony Montana, un émigré cubain devenant aux Etats-Unis un puissant narcotrafiquant. Montana sera alors récupéré par la culture populaire, notamment le milieu hip-hop, qui en fera un symbole de réussite, de la revanche des opprimés sur les puissants. On en oublierait presque que les mafias sont des organisations criminelles, sans pitié. Ce que montre aujourd’hui l’Italien Andrea Di Stefano dans Paradise Lost, où l’on découvre Benicio Del Toro dans la peau du narcotrafiquant Pablo Escobar.
Le cinéaste rappelle à quel point le Colombien était adulé par une partie du peuple, qui le voyait comme un Robin des Bois, mais aussi comment il n’hésitait pas à faire froidement assassiner ses proches. Même lorsqu’on le découvre en père et mari aimant, il fait peur, on ne voit que son côté sombre. Escobar était un salopard et c’est uniquement comme cela que Di Stefano le dépeint, à l’image de ce qu’avait fait Matteo Garrone dans Gomorra (2008), sur la Camorra napolitaine. Pour éviter toute possible empathie, il a d’ailleurs décidé que le personnage principal de son film serait non pas Escobar, mais un jeune Américain qui aura le malheur de tomber amoureux de sa nièce. Dans son rapport au mafieux, Paradise Lost est une sorte d’anti-Parrain. Pas besoin d’aller chercher très loin une explication. Quand un film met en scène des personnages réels ou tend vers une certaine forme de réalisme, il montre le vrai visage des criminels; quand il est une pure fiction, il aboutit facilement à une héroïsation du méchant. On peut y voir une simple démarche commerciale, car c’est bien connu, pour qu’un film marche, il faut que le spectateur puisse s’identifier à ses personnages, les aimer malgré leurs défauts.
«Paradise Lost». D’Andrea Di Stefano. Avec Benicio Del Toro et Josh Hutcherson. France/Espagne/Belgique, 1 h 54. Sortie le 5 novembre.