Eclairage. Le Vaudois Mathieu Urfer a présenté son premier long métrage, l’excellente comédie romantique «Pause», sur la Piazza Grande locarnaise. Ils sont nombreux à rêver d’une telle exposition, mais monter un premier projet n’est pas toujours chose aisée.
Stupeur et tremblement, un premier film romand a droit aux honneurs de la mythique Piazza Grande, son écran géant et ses 8000 spectateurs. C’était cet été à Locarno, et le pari s’est avéré gagnant. Au milieu d’une programmation sans grand risque en ce qui concerne les projections hors compétition du soir, Pause, réalisé par le Vaudois Mathieu Urfer, se distinguait par la finesse de son écriture et sa grande fraîcheur. Une comédie romantique d’auteur à la fois drôle et émouvante, c’est en Suisse une espèce rare.
Alors que l’an dernier ce sont Lionel Baier et Jean-Stéphane Bron, soit des cinéastes expérimentés, qui avaient eu droit à une première sur la Piazza Grande, Mathieu Urfer est directement entré par la grande porte dans l’histoire du plus grand festival suisse, et accessoirement le plus important d’Europe après ceux de Cannes, Venise et Berlin. Un honneur, bien sûr, mais aussi un sacré défi. Dès l’annonce de la programmation, beaucoup d’observateurs se sont logiquement posé des questions. Une telle exposition, surtout en cas d’accueil mitigé, ne pourrait-elle pas se révéler préjudiciable?
Fondateur de la société Box Productions, basée à Renens, Thierry Spicher balaie cette remarque. «Il n’y a pas de trop grosse exposition. Lorsque nous produisons un long métrage, que cela soit Pause, Mon frère se marie de Jean-Stéphane Bron, qui était notre premier film et s’était aussi retrouvé sur la Piazza, ou Home d’Ursula Meier, qui a été à Cannes à la Semaine de la critique, nous cherchons toujours à trouver la meilleure piste d’envoi. Quand on fait du cinéma, il faut accepter l’idée que le risque est toujours quelque chose de positif; si on a la chance d’en prendre un, il faut le prendre, mais essayer de le maîtriser.»
S’assurer une visibilité
En ce qui concerne Pause, dès les premières projections tests effectuées auprès du public cible, en gros la tranche des 25-40 ans, soit un public qui est connu pour être difficile à traîner dans les salles, Thierry Spicher et ses deux associées, Elena Tatti et Elodie Brunner, ont senti que le film avait du potentiel. D’où le bonheur d’avoir été sélectionné par Locarno. «Les films de la Piazza sont vus par un vrai public, ce qui peut générer un excellent bouche à oreille, tant auprès des spectateurs que des exploitants. Pour Mathieu, c’était en outre un moyen de s’assurer une vraie visibilité en Suisse, d’être légitimé dans son travail.»
Mathieu Urfer est diplômé de l’ECAL (Ecole cantonale d’art de Lausanne). Après quatre ans et un bachelor en réalisation, il décide en 2006 de se lancer dans un master de deux ans en scénario, afin de se donner toutes les chances de mettre en place un projet de long métrage. C’est d’ailleurs dans le cadre de cette spécialisation qu’il développe les premières esquisses de Pause. Son diplôme en poche, il travaille pour la RTS à l’écriture des séries La minute kiosque puis CROM, tout en contactant une quinzaine de producteurs. Avec l’aide de Box Productions et de Thierry Spicher, il retravaillera son scénario et le structurera comme une vraie comédie romantique alors qu’il tenait plus de la chronique.
Pour le producteur, la difficulté qu’ont les jeunes réalisateurs à financer un premier long métrage est d’abord conjoncturelle. «Il y a en Suisse une absence de moyens et de choix clairs, pas assez d’attention portée à la relève, aux jeunes réalisateurs», lâche-t-il. Connu pour dire ce qu’il pense et ne jamais chercher à ménager les susceptibilités, Thierry Spicher pointe du doigt une politique fédérale de l’arrosoir inefficace en matière de subventionnement, «on donne un peu à tout le monde et on attend de voir ce qui pousse», une industrie trop morcelée et des producteurs trop faibles, quand ils ne font pas carrément peur aux réalisateurs. «A un moment donné, il faut arrêter les gens. Or, en Suisse, si tu es là depuis suffisamment longtemps, que tu fasses du cinéma, de la danse contemporaine ou du théâtre, tu as une place qui n’est plus remise en cause. Autre problème, les écoles de cinéma qui sont des écoles d’art, et non des écoles techniques. On y forme des artistes et pas des réalisateurs.» Et de mettre en exergue le modèle scandinave, où dans une même école sont formés des réalisateurs et des techniciens, ce qui débouche, volée après volée, sur des groupes de gens qui se connaissent et ont envie de travailler ensemble.
Valoriser les filières techniques
Responsable du département cinéma de l’ECAL, Lionel Baier rappelle de son côté qu’il est possible d’effectuer un master en scénario, à l’image de Mathieu Urfer, mais aussi en montage, en montage son et en photographie. «Nous avons actuellement quatre étudiants qui suivent un master de chef opérateur. C’est important pour nous de former aussi des techniciens, de ne pas uniquement valoriser la réalisation en donnant l’impression que les autres postes, ce sont des formations au rabais.» Même son de cloche du côté du département cinéma/cinéma du réel de la HEAD (Haute école d’art et de design de Genève). Jean Perret, son responsable, souligne lui aussi l’importance de valoriser les formations techniques, et de mettre l’accent, en ce qui concerne la réalisation, sur le transmédia et les nouvelles formes d’écriture.
«Et il est inutile de comparer la Suisse avec certains modèles européens, en particulier scandinave, poursuit Lionel Baier, car il est ici impossible de mettre en place une industrie. Si on formait trop de techniciens, on nous le reprocherait, d’ailleurs. Il faut être conscient des réalités du marché suisse. Il est par contre important pour un technicien d’acquérir de l’expérience, et il est vrai que c’est difficile en restant en Suisse. Un bon monteur peut faire une fiction tous les trois ans, un documentaire tous les deux ans et un peu de télévision, mais ce n’est pas assez. Il est donc vital de mettre en place de grosses coproductions avec l’étranger afin de permettre à nos techniciens de se former.» Thierry Spicher relève néanmoins que, dans le cadre d’une coproduction permettant à deux techniciens suisses d’être chefs de poste, il peut se révéler difficile de trouver un bon chef opérateur, par exemple. «La plupart des caméramans ont un ou deux films à leur actif et, quand tu les vois, c’est un peu court.» C’est l’éternel problème de la poule et de l’œuf: il faudrait que les diplômés travaillent plus, mais on exige d’eux, pour les engager, qu’ils aient une solide expérience.
Initiation à la production
C’est là que les producteurs ont un rôle à jouer: en s’intéressant aux jeunes réalisateurs, qui souvent auront envie de s’entourer de jeunes techniciens, ils peuvent contribuer à former la relève. «Mais on a un problème d’image qui fait que, souvent, ils ne viennent pas chez nous», insiste Thierry Spicher en soulignant non sans dépit que, en Suisse, «tu es plus considéré comme un réalisateur si tu as reçu une subvention fédérale que si tu as fait un film». Dans le milieu du cinéma, le producteur est encore souvent perçu comme le grand méchant qui va vouloir dénaturer un projet pour le rendre plus vendeur. Le mythe de Faust n’est pas loin, avec le financier aux dents longues dans le rôle de Lucifer. «La plupart des producteurs sont trop peu sensibilisés à ce qui se passe dans les écoles et ne sont guère proactifs pour aller chercher de jeunes talents, estime Lionel Baier. Ils sont frileux et n’inspirent parfois pas confiance. A eux dès lors de se demander pourquoi ils ne font pas envie.» D’où l’importance d’intégrer des ateliers d’initiation à la production dans les écoles. Elodie Brunner intervient par exemple régulièrement à l’ECAL, tandis que la HEAD a confié au réalisateur Daniel Schweizer la mission de familiariser les étudiants aux outils de financement. «Une école est un lieu protégé, qui n’est pas soumis aux lois du marché. Notre responsabilité est de professionnaliser nos élèves afin qu’ils puissent prendre pied dans le milieu», dit Jean Perret.
Heureusement, il existe des producteurs prêts à s’engager. C’est évidemment le cas de Box Productions, qui suit Mathieu Urfer depuis de nombreuses années, mais aussi de CAB Productions, qui a produit coup sur coup les premiers films du photographe Germinal Roaux (Left Foot Right Foot, nommé en mars dernier au Prix du cinéma suisse) et du diplômé de l’ECAL Bruno Deville (Bouboule, dévoilé ces jours au Zurich Film Festival). «Certains réalisateurs craignent de perdre leur pouvoir, alors qu’on est là pour les aider à accoucher de leur film, explique Gérard Ruey, codirecteur de la société lausannoise. Dans le cas de Germinal comme dans celui de Bruno, cela fait longtemps qu’on les accompagne.» Lionel Baier salue ce travail: «Un producteur doit accepter de perdre de l’argent pendant dix ans, se doit d’accompagner un jeune réalisateur et d’investir pour lui permettre de réaliser des courts métrages, de participer à des ateliers et de se rendre dans des festivals, tout en l’aidant en parallèle à développer un projet de long métrage.» Autre modèle économique possible, celui des films à très petit budget. Jean Perret cite en exemple Basil da Cunha, dont le travail de diplôme, Après la nuit, coproduit par Box Productions, était un long métrage. «Il a un talent et une énergie incroyables qui lui ont permis de faire fi de tous les guichets de financement institutionnels. Nous devons mener une réflexion sur le low budget, car il est possible, Basil le prouve, de tourner pour moins de 300 000 francs sans que cela soit un film au rabais.» A titre de comparaison, le budget de Pause est de 1,8 million.
Berne pense à la relève
Face à la difficulté de trouver un producteur prêt à s’investir, certains diplômés ont choisi de fonder leur propre société, à l’image de Terrain Vague, un collectif réunissant huit réalisateurs et réalisatrices. «Notre envie de nous regrouper est née du besoin de discuter entre nous de nos projets, explique David Maye. Mais nous sommes conscients que, en fonction de la nature de ces projets, nous devrons ensuite nous tourner vers des producteurs. Notre désir est de nous associer avec eux, de prendre des parts dans la production afin de garder notre indépendance. Parmi ceux que nous avons rencontrés, nous avons senti un vrai désir de collaborer.»
Depuis la mise en place en 2006 d’un master commun entre les écoles d’art de Lausanne, Genève et Zurich, les effets d’une professionnalisation accrue des diplômés semblent ainsi se faire sentir. Mathieu Urfer, conscient des réalités du marché mais avec des idées assez claires pour ne pas se laisser vampiriser et assécher, en est un bon exemple. Du côté de Berne aussi, on est conscient de l’importance de la relève. «L’an dernier, nous avons soutenu un tiers de premiers films, pour un montant total de 3,6 millions de francs», indique Ivo Kummer, chef de la section cinéma à l’Office fédéral de la culture. Est-ce assez? Sûrement pas, mais la volonté de ne pas prêter qu’aux riches existe. Le Soleurois assure également vouloir tenir compte des besoins de la relève dans les discussions menées autour du message culturel 2016-2019.
Critique
«Pause», un premier film épatant
Sami est musicien, et il est surtout anachronique. Il a beau se déhancher dans un club électro pour les beaux yeux de Julia, il écoute encore des cassettes audio dans sa voiture et compose des ballades country-folk pour un improbable duo qu’il a fondé avec Fernand, un amateur de single malt tourbé à la santé chancelante qui a trois fois son âge. Il y a chez Sami quelque chose du Llewyn Davis imaginé l’an dernier par les frères Coen. Loser magnifique, il vient de se faire larguer par une fille après quatre ans de vie commune. Ellipse.
On le retrouve quatre ans plus tard, il vit avec Julia. Elle a évolué, elle bosse dans le commerce équitable, lui est toujours aussi lunaire. Fernand est encore plus mal en point, mais c’est toujours son meilleur ami. Julia veut faire une pause, Fernand se mue en conseiller conjugal, mais tout foire. «T’as du bol, t’as la vie derrière toi», lui balance son jeune pote, désespéré et désemparé, mais incapable de se rendre compte que le problème vient peut-être de lui.
Pause est donc un premier film. Et il est franchement épatant. Mathieu Urfer parvient à combiner film de genre (il flirte avec aisance avec la comédie de remariage et la screwball comedy) et exigences auteuristes (excellence des dialogues, montage au timing parfait, direction d’acteurs très juste alors qu’il aurait été facile pour les comédiens de phagocyter leur personnage), pour livrer un récit initiatique où le rire est aussi subtil que l’émotion sonne juste. C’est rare de voir un réalisateur trouver sa voie dès son premier long, profitons-en.
«Pause».
De Mathieu Urfer. Avec Baptiste Gilliéron et André Wilms. Suisse, 1 h 22. Sortie
le 1er octobre.