Rentrée littéraire 2014, mode d’emploi
Six cent sept nouveaux romans! Que choisir dans cette rentrée pléthorique? se demandera le quidam à la devanture des librairies, entre la mi-août et la fin d’octobre.
A lui de déguster, comme il le ferait avec un vin: le titre, la quatrième de couverture, la première phrase… Quelle sera la cuvée 2014? En voici un avant-goût.
Dans les romans de l’automne, on se noie à tour de bras. L’homme n’est rien contre les forces de la nature, de ses sentiments ou de son passé. Prenez le dernier Laurent Mauvignier 1 , Autour du monde (Minuit): il s’ouvre sur une scène incroyable de tsunami au Japon. En traduction, Sonali Deraniyagala, avec Wave (Kero), revient sur la vague qui a décimé sa famille au Sri Lanka en 2004. Un témoignage bouleversant, qui n’a rien de larmoyant pour autant. Même dans un registre thriller divertissant, David Emton imagine Paris en train de sombrer (Le dernier déluge, Albin Michel). Ce n’est que le début. L’eau infiltre le premier roman de la Suissesse Raluca Antonescu2, à La Baconnière, L’inondation. Les habitants d’un immeuble sont réveillés en pleine nuit. Au cinquième étage, un homme a ouvert les robinets, avant de disparaître mystérieusement. L’eau devient une métaphore du passé qu’il faut laisser s’écouler. Une fluidité des sentiments qui évoque la fresque Nous sommes l’eau, de Wally Lamb, chez Belfond, revisitant l’histoire de l’Amérique, des fifties à la présidence Obama.
La mer emporte l’être aimé chez John Banville (La lumière des étoiles mortes, Robert Laffont) ou chez Edwidge Danticat (Pour l’amour de Claire, Grasset). Mais, proche des préoccupations de l’époque, ce sont les enjeux écologiques de la pêche à la baleine qui passionnent Alice Ferney dans Le règne du vivant (Actes Sud). Même si la source est loin d’être tarie, interrompons cette liste en cascade par une fable poétique de Mia Couto 3: La pluie ébahie (Chandeigne) raconte un pays où il ne pleut plus à cause d’un terrible secret.
Un serpent qui se mord la queue?
Parlons argent. L’activité mondiale du livre est en contraction, disent les experts. Une fragilisation due au contexte économique. Les 50 plus grands groupes de la planète ont totalisé en 2013 52,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Soit 2,2 milliards de moins qu’en 2012. En France, les éditeurs prennent moins de risques. Cela explique la baisse de premiers romans (75 cette année, 86 l’an passé). Si le nombre global des sorties est supérieur à 2013, année très frileuse (607 contre 555), il reste largement en dessous des rentrées précédentes. Les éditeurs privilégient des auteurs qui ont fait leurs preuves en termes de ventes, comme Emmanuel Carrère (Le royaume, P.O.L), Olivier Adam (Peine perdue, Flammarion) et, bien entendu, Amélie Nothomb, David Foenkinos ou Frédéric Beigbeder, dont nous vous parlerons ci-dessous. Pareil pour les étrangers (Murakami et Lionel Shriver chez Belfond, ou Thomas Pynchon au Seuil). Curieusement, ce sont maintenant les écrivains qui ont tendance à se replier sur eux-mêmes. C’est-à-dire à écrire des histoires d’écrivains. Ce flux pourrait laisser présumer un manque d’originalité, des intrigues consanguines, l’étouffement… Frédéric Beigbeder évoque les amours de Salinger (Oona & Salinger, Grasset); Dominique Bona celles de Paul Valéry (Je suis fou de toi, Grasset). Patrick Deville revisite les lieux où écrivit Malcom Lowry (Viva, Seuil), alors qu’Alexandra Varrin se penche sur le cas Stephen King (Une semaine dans la vie de Stephen King, Léo Scheer). Beaucoup mettent en scène des auteurs: Amélie Nothomb parle de la relation entre deux romancières (Pétronille, Albin Michel), tout comme Noëlle Revaz 4 (L’infini livre, Zoé). Bref, la figure du romancier est au cœur d’une vingtaine de sorties (Linda Lê, Eric Reinhardt, Julia Deck ou Janne Teller). Mais l’écrivain y devient souvent une métaphore de la société. Un baromètre, un révélateur. Il est celui qui cherche, interroge, ne se contente pas de la réalité, fût-elle «augmentée». Comme Claire Genoux dans La barrière des peaux (Campiche).
People et Suisses romands
Troisième et dernière tendance, après la vague et la plume: le people. Mais attention, classieux et patrimonial. Glamour. Nelly Kaprièlian fait revivre Garbo (Le manteau de Greta Garbo, Grasset), Philippe Bordas compose une épique et flamboyante chanson de geste sur Zidane (Chant furieux, Gallimard). Elvis hante les pages de Caroline de Mulder 5 (Bye Bye Elvis) et Marcel Cerdan celles du Constellation d’Adrien Bosc (Stock). On ne cesse convoquer ces mythes, on ne sait par quoi remplacer ces cadavres exquis. Même Marilyn, vache à lait de l’édition, est encore sollicitée cette année par Véronique Bergen (Marilyn, naissance année zéro, chez Al Dante). Il ne faut pas oublier les surprises de la littérature romande, qui affiche une vitalité de près de 50 titres. Moins de têtes de gondole, plus de prises de risque. Entre le polar valaisan de Bastien Fournier 6, qui règle son compte à un politicien à catogan (suivez mon regard) dans L’assassinat de Rudolf Schumacher, publié à L’Aire, et le deuxième roman de Max Lobe (La trinité bantoue, chez Zoé), la palette est des plus réjouissantes. Mais c’est un autre chapitre. JB
Coups de coeur
Tous les jours sont des nuits.
De Peter Stamm. Bourgois, 210 p.
Une femme brillante et aimée de tous perd son visage dans un accident de voiture. Ses amis la fuient et même sa mère n’ose pas lui rendre visite à l’hôpital… Gillian acquiert alors la liberté et recentre son existence sur la vérité, au-delà des apparences. Le maître suisse des nouvelles, Peter Stamm, s’essaie de nouveau au roman, qu’il maîtrise de mieux en mieux. L’air de rien, son écriture fine, souple, légère, dissèque les cœurs et fait tomber les masques. Une fiction qui se double d’une brillante réflexion sur l’art, la solitude, et la valeur que nous attribuons à notre existence. JB
Sortie le 28 août.
Un monde flamboyant.
De Siri Hustvedt. Actes Sud, 404 p.
Ambitieux, cérébral, intelligent, vertigineux, Un monde flamboyant raconte, sous la forme d’une enquête à points de vue multiples, la mystification d’une artiste femme, Harriet Burden, qui s’est cachée derrière plusieurs masques masculins pour exister sur la scène artistique contemporaine. Une prouesse de la part de Siri Hustvedt, qui aborde ici avec aplomb les questions du genre et de la créativité. IF
Sortie le 3 septembre.
A l’orée de la nuit
De Charles Frazier. Grasset, 382 p.
Au fond des Appalaches, dans l’Amérique des sixties, une jeune femme solitaire se voit confier les jumeaux de sa sœur assassinée par son mari, lequel rôde autour d’eux. Grands espaces, forêts sombres, survie, résilience par l’empathie avec la nature: l’auteur de Retour à Cold Mountain signe un western existentiel et immobile d’une poésie farouche. IF
Sortie le 3 septembre.
L’aménagement du territoire
D’Aurélien Bellanger. Gallimard, 477 p.
Pour son deuxième roman, Aurélien Bellanger livre une fresque historique sur un coin de province de l’ouest de la France. L’histoire y rencontre la modernité à l’arrivée du TGV, dont le tracé va bouleverser les habitants. Le territoire de la fiction, chez Bellanger, est comme la croûte terrestre: mouvante, mais se rééquilibrant sans cesse. Un roman qui propose une vision globale du monde, à la fois intellectuelle et sensible. JB
Sortie le 21 août.
Sainte French Trinité
Rencontres. D’ici à quelques jours, ils occuperont le haut des classements des meilleures ventes de livres. On ne va pas se plaindre: quantité rime cette fois avec qualité, puisque les nouveaux livres d’Amélie Nothomb, de David Foenkinos et de Frédéric Beigbeder brillent par leur originalité, leur fraîcheur, leur intelligence et leur tonus.
Amélie Nothomb
«J’ai une relation amoureuse au champagne»
«Pétronille» parle d’amitié et de champagne, et c’est avec Métaphysique des tubes, le meilleur des 22 livres d’Amélie Nothomb publiés à ce jour. Spirituel, dansant et dense, mélange parfait d’autodérision et de confession, Pétronille raconte l’amitié entre la narratrice (Nothomb elle-même) et une lectrice devenue elle-même écrivain, le tout sur fond de l’amour véritablement existentiel qui lie Nothomb au champagne.
Qui est Pétronille Fanto, que votre double narratrice rencontre lors d’une séance de dédicace en 1997, avant de devenir sa compagne d’ivresse et son amie?
J’ai rencontré Pétronille en 1997. Elle m’avait écrit et était venue se présenter à une séance de dédicace. Ensuite, elle a commencé à publier des livres et notre amitié est aussi devenue une amitié littéraire. Il y a très peu de livres sur l’amitié féminine. Or, elle mérite bien un livre. Pétronille m’a ouvert les portes de l’amitié. Elle a un culot énorme et n’a pas peur de tutoyer Shakespeare! Elle est si sûre d’elle, contrairement à moi. Elle est persuadée, à raison, d’être un immense écrivain. Je suis au contraire très angoissée. Elle possède une franchise rare. Elle était très contente que j’écrive un livre sur elle. Elle m’a lancé: «Enfin tu abordes un sujet important!»
«Pétronille» est directement inspirée de votre amitié avec Stéphanie Hochet. Une manière de faire connaître cette écrivaine à l’audience encore confidentielle?
Tant mieux si mon livre amène à faire lire les livres de Stéphanie! Ce n’est pas un secret qu’il s’agit d’elle, qui est très douée, mais mon livre se lit sans savoir de qui il s’agit ou même que Pétronille est inspirée d’une personne réelle. A travers elle, je voulais aussi parler de la difficulté du métier d’écrivain. Je ne m’explique pas pourquoi certains écrivains ont du succès et d’autres non. C’est un mystère récurrent de l’histoire de la littérature. On prétend souvent qu’il n’y a pas de génie méconnu... mais si: on ne les connaît justement pas! C’est un métier difficile, précaire, «précarisant», comme dirait Pétronille. L’édition est un monde snob. J’ai eu beaucoup de chance. Mon premier roman a été accepté par le deuxième éditeur à qui je l’ai proposé. Mais c’était il y a plus de vingt ans; les choses sont plus difficiles.
Le succès, bénédiction ou enfer?
Le succès est la meilleure chose qui me soit arrivée. Il me fait énormément de bien. Il calme mon angoisse. Je me sens aimée, entourée, moins solitaire. C’est une histoire d’amour qui dure, un cadeau du ciel. Comme toutes les histoires d’amour, je sais que ce n’est jamais acquis, que l’un des partenaires peut se lasser. A chaque livre, je doute.
Dans «Pétronille», qui est aussi une déclaration d’amour au champagne, on ne vous voit boire qu’avec des femmes. Il n’y a pas d’hommes à champagne?
Il y en a, mais c’est rare. Les hommes partagent plutôt le vin rouge avec vous. Le champagne est une boisson plus féminine, et ce n’est pas lié au sucre, parce que le champagne brut, qui est le seul que j’aime, n’est pas particulièrement sucré. Le vin rouge est sanguin, lourd, il faut du corps pour le boire, les pieds sur terre, une charpente. Le champagne est du côté de la grâce, de l’aérien, de l’éphémère, de l’esprit, du rêve. On peut être légère comme une femme et boire beaucoup de champagne. Et le champagne est le seul alcool que l’on peut boire dès le matin sans choquer le palais.
Comment votre amour du champagne a-t-il commencé?
Entre l’âge de 3 et de 13 ans, j’ai fini les verres partout où je pouvais, à commencer par les réceptions données par mes parents ambassadeurs, et je suis devenue une sorte d’alcoolique précoce. Ensuite, je suis tombée anorexique pendant plusieurs années. Du coup, j’ai eu des troubles alimentaires et me suis sagement tenue éloignée de l’alcool. J’ai retrouvé à 30 ans le plaisir d’en boire. Je bois beaucoup, mais je ne suis pas alcoolique. Il y a trois règles à respecter pour ne pas le devenir: ne pas boire seule, ne pas boire n’importe quoi et ne pas boire tous les jours.
Votre champagne préféré?
Le Dom Pérignon brut, sans hésiter. Mais j’aime aussi le bon vin rouge et il m’arrive deux fois par mois d’avoir envie d’une bière, même si elle fait grossir et vous cloue au sol. Je suis Belge, tout de même!
Votre amour du champagne, de notoriété publique, fait de vous l’écrivaine au chapeau et au champagne. La caricature ne vous dérange pas?
Je suis ravie que les gens connaissent mes goûts et qu’il y ait du champagne partout où j’arrive! On m’apporte souvent du champagne dans les salons. Je le bois! Enfin, si c’est du bon. Le mauvais est un désastre pour l’estomac. En revanche, je n’écris jamais en ayant bu, c’est impossible. L’ivresse nourrit l’inspiration à long terme, apporte de la joie, de l’ouverture d’esprit. Du coup, j’écris très bien le lendemain d’ivresse au champagne.
Jacques Chessex apparaît dans «Pétronille» à travers une lettre qu’il aurait envoyée à votre héroïne. Véridique?
Absoluement. Chessex a rencontré Pétronille/Stéphanie sur un plateau de télévision. Il lui a écrit l’une de ces lettres stupéfiantes dont il avait le secret, qui disait: «Vous êtes un enfant et vous êtes un ogre. Vous faites désormais partie de mes fous.» Il lui a écrit une lettre à elle, pas à moi: j’étais jalouse! J’ai beaucoup lu Chessex, son Vampire de Ropraz, Monsieur... Quel écrivain admirable, sublime! IF
«Pétronille». D’Amélie Nothomb. Albin Michel, 170 p. Sortie le 20 août.
Frédéric Beigbeder
Sa vie avec Oona et Salinger
On se trompe sur Beigbeder: loin d’être un champion du narcissisme, c’est au contraire le meilleur lecteur et le plus sincère et efficace admirateur du talent littéraire d’autrui. Ce qui fait, mais oui, les bons écrivains. La preuve: autant L’attrape-Salinger, documentaire réalisé par Jean-Marie Périer en 2008, mettant en scène Beigbeder sur les traces de Salinger dans son repaire de Cornish, dans le New Hampshire, était raté, voire ridicule, autant Oona & Salinger est réussi.
Ce n’est pas que Beigbeder abandonne la mise en scène de sa personne ni la confession – le livre s’ouvre par une description lucide et hilarante de sa «crise de milieu de vie» passée à fuir les gens de son âge et se termine par le récit de sa rencontre avec Lara Micheli, fringante brunette genevoise épousée il y a quelques semaines, et l’auteur n’hésite pas à faire irruption dans le récit pour nous inciter à visionner quelques vidéos utiles à la suite de la narration. Mais cette manière toute personnelle d’amener à lui son sujet, soit l’histoire d’amour entre Jerry Salinger, avant qu’il se confonde avec son mythique best-seller L’attrape-cœurs, et Oona O’Neill, fille du plus grand dramaturge américain, avant qu’elle ne devienne Mme Chaplin, le rend plus urgent, plus nécessaire, plus inévitable. Parce qu’il l’est pour l’auteur, tombé en arrêt devant la photographie d’Oona la montrant souriante au Stork Club de New York en 1940, âgée de 15 ans, l’année où elle flirtait avec Jerry, 21 ans, il le devient pour le lecteur. Beigbeder a un pouvoir de conviction monstrueux – c’est important, pour un raconteur d’histoires. Jouant habilement avec le vrai et le faux, remplissant les trous de l’histoire, il plonge dans la préhistoire de leur destinée à chacun – avant la guerre mondiale qui a légué à Salinger, soldat débarqué en Normandie, le désespoir, avant le déclin de Hollywood, avant la fin de la jeunesse et de ses illusions amoureuses – et cette préhistoire, cette innocence perdue, cette histoire d’amour avortée, lui fend le cœur avec talent. Dans le fond, il est presque content de n’avoir pas pu lire la vraie correspondance entre Salinger et Oona, précieusement conservée à Corsier-sur-Vevey, où Oona est enterrée: il aurait été privé du plaisir de les inventer, avec une mélancolie et un sans-gêne irrésistible. IF
«Oona & Salinger». De Frédéric Beigbeder. Grasset, 336 p. Sortie le 20 août.
David Foenkinos
Il ressuscite Charlotte Salomon
Depuis des années, il répète que «l’obsession constitue le seul moyen d’avancer en innovant». C’est aujourd’hui qu’on se rend compte à quel point il a raison. Depuis huit ans, il est obsédé par une femme, Charlotte Salomon, peintre allemande assassinée à Auschwitz à l’âge de 26 ans. Elle était enceinte, elle venait de passer deux ans, réfugiée dans un village du sud de la France, à dessiner et rédiger les 800 pages et les 1300 dessins de Vie? Ou théâtre?, hallucinante et géniale autobiographie en peintures et textes sauvée du désastre, qui la rend terriblement immortelle.
Depuis presque autant d’années, l’écrivain, dont le huitième roman, La délicatesse, a fait une star en 2009, cherche comment raconter son histoire. Par quel bout prendre le destin à la fois dense, créatif, bouillonnant mais si tragique de Charlotte, née à Berlin en 1917 d’un père médecin et d’une mère suicidaire, adorée par une grand-mère tout aussi suicidaire, se découvrant juive lorsque chassée du lycée et humiliée à l’Académie des beaux-arts, amoureuse d’un artiste qui lui ouvre les yeux sur sa vocation, envoyée dans le sud de la France après la Nuit de Cristal, internée dans le camp de Gurs puis relâchée, compagne puis femme d’un émigré autrichien avant d’être dénoncée et arrêtée en septembre 1943 à Villefranche-sur-Mer, pour mourir gazée à Auschwitz.
A 16 ans, David Foenkinos n’avait pas lu un seul livre. A 16 ans, il a failli mourir d’une maladie du cœur qui l’a laissé des mois à l’hôpital. Il ressort transfiguré et se met à lire, puis à écrire. Du coup, self-made-intellectuel, comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, trompe-la-mort ludique autant que mélancolique, il crée une littérature spontanée, hors sol, toute personnelle, comme étonnée d’être en vie, qui passe pour facile alors qu’elle n’est que généreuse.
Depuis Inversion de l’idiotie en 2002, il a beaucoup publié (quinze livres), testé le théâtre, l’humour, les livres pour enfants, signé des réussites comme Le potentiel érotique de ma femme, Je vais mieux, Nos séparations ou La tête de l’emploi, donné dans le commentaire social, la satire, la comédie romantique, la saga familiale, la nostalgie. Pour Charlotte, il a tout oublié, et tout recommencé. Oublié ses tics, ses formules à l’emporte-pièce («Le couple est le pays qui a la plus faible espérance de vie», «On a toujours cinq minutes de retard sur nos conversations amoureuses»), son humour potache, son sentimentalisme, ses digressions, son amour des listes et du badinage. Ne reste qu’un destin à raconter, Charlotte à ne pas oublier, des phrases courtes, factuelles, une première phrase fulgurante («Charlotte a appris à lire son prénom sur une tombe»), et des points à la ligne pour respirer entre les épisodes de la tragédie, d’abord familiale puis historique.
Lorsqu’on ouvre son livre, au premier coup d’œil, on voit de la poésie, parce qu’il y a beaucoup de blanc, et des paragraphes comme des strophes. Ce n’est pas de la poésie, mais Foenkinos en a gardé l’essentiel: le souffle, la tension, l’intensité. De cette simplicité, de ce style épuré, du silence après chaque point à la ligne jaillissent à la fois la lumière et la souffrance tout en évitant pathos et misérabilisme. De l’obsession à l’innovation.
Charlotte est le résultat d’une longue quête, d’une longue imprégnation. Foenkinos a marché sur ses traces, à Berlin, à Villefranche, à Nice. Il a refait cent fois le chemin de sa maison à son école, parlé aux descendants des personnes qui l’ont cachée, elle, et ses dessins ensuite. Il a eu des visions de Charlotte, lui a parlé. Elle est devenue sa sœur, il est devenu cet ami impuissant à la sauver mais décidé à sauver sa mémoire.
Ses passions à elle – Schubert, La jeune fille et la mort, la peinture allemande – sont les siennes aussi. Il se demande désormais comment il pourra écrire sur un autre sujet. Son texte est la substantifique moelle de cette quête. Si elle avait vécu, Charlotte aurait été une artiste majeure du XXe siècle, il en est convaincu. Elle incarne un exemple parfait, impressionnant de survie par la création. Foenkinos n’est pas mort non plus, il écrit. IF
«Charlotte», de David Foenkinos, Gallimard, 220 p. Sortie le 21 août.